Parmi les déterminants individuels de l’alphabétisation dégagés par des travaux quantitatifs sur des terrains africains, il nous reste à examiner celui de la migration (SCRIBNER, S. & COLE, M. 1981; WAGNER, D. 1993).
Au Mali, les migrations sont un phénomène massif, particulièrement associé à la période de la jeunesse. Les destinations sont le plus souvent les villes de l’intérieur du pays, surtout Bamako bien sûr. L’importance des migrations internationales, à destination notamment de l’Europe, varie beaucoup d’une région à l’autre du pays. La région de Kayes est ainsi une région de forte émigration européenne. Le sud du pays est beaucoup moins touché par ce phénomène migratoire à destination de l’Europe. Sur l’ensemble du village de Kina, aucun émigré en Europe ne m’a été cité 159 . Les cas de migrations sous-régionales (Côte-d’Ivoire, Sénégal, Guinée) sont en revanche fréquents. On peut expliquer l’absence d’émigration massive vers l’Europe par les conditions socio-économiques relativement favorables qui caractérisent la zone cotonnière du sud du Mali, la plus riche du pays, et où les revenus cotonniers assuraient jusqu’à récemment à la plupart des agriculteurs un niveau de vie décent. En revanche, les migrations saisonnières (durant la saison sèche de janvier à mai), qui ne compromettent pas l’activité agricole, sont importantes.
Si les migrations ont longtemps été un phénomène avant tout masculin, les migrations féminines en milieu rural se développent (LESCLINGAND, M. 2004).
Nous avons déjà signalé que les non-résidents actuels sont plus lettrés que les résidents (cf. supra 0). Notons cependant que ces individus sont ceux qui sont déclarés lors de la passation du questionnaire (sans doute parce qu’ils sont également rattachés fiscalement à ce foyer), sans que nous ne donnions de consigne particulière au chef de famille. L’appréciation a donc pu être variable selon les familles. Nous ne disposons pas là d’un ensemble homogène, puisque certains individus peuvent être en migration provisoire, alors que d’autres sont appelés à s’installer durablement (par exemple pour les jeunes filles en se mariant hors du village). Il ne s’agit pas d’une population représentative des émigrants mais seulement d’individus qui de manière provisoire ou transitoire sont rattachés à Kina sans y résider de manière permanente.
Nous allons raisonner ici différemment, en nous reportant aux réponses données par les résidents (adultes de 15 ans et plus) aux questions sur leurs migrations passées (lieux et durée des migrations de plus d’un mois). Nos données confirment le constat d’un phénomène migratoire massif : seuls 26% des individus interrogés déclarent n’avoir effectué aucune migration (il s’agit pour les trois quarts de femmes). Bamako apparaît comme une destination importante (31% des enquêtés déclarent y avoir été en migration), même si la modalité « reste du Mali » est plus souvent citée (35%). Les migrations internationales - sous-régionales - concernent le quart des enquêtés (tableau A-32). La durée des migrations n’est pas toujours précisée ; quand elle l’est, c’est le plus souvent pour indiquer une migration d’un an ou plus (32% des interrogés, contre 20% pour une migration de moins d’un an).
Nous avons indiqué que les femmes sont moins mobiles que les hommes. Elles constituent cependant l’essentiel de ceux qui déclarent une migration à Bamako (73% d’entre eux), ce qui rejoint les résultats de Marie Lesclingand sur les pratiques migratoires des jeunes filles Bwa (LESCLINGAND, M. 2004 : 32).
L’âge influe relativement peu sur le taux de migration (si l’on ne tient pas compte des plus jeunes pour lesquels l’effet d’âge joue à plein), comme on le voit sur le tableau A-33 donné en annexe. En revanche, les destinations varient. Bamako apparaît comme une destination qui devient de plus en plus importante à mesure que l’on considère les plus jeunes (cf. tableau A-34).
Après avoir ainsi globalement caractérisé le phénomène migratoire, nous pouvons poser la question du lien entre le fait d’avoir été en migration et l’alphabétisation en retenant, ici encore, comme indicateur des compétences scripturales l’aptitude à écrire une lettre.
On observe que les personnes n’ayant pas été en migration sont moins lettrées que les autres.
Pour nous assurer que ce résultat n’est pas seulement dû au profil plus féminin des personnes qui ne déclarent aucune migration, nous avons construit le même tableau pour les hommes. Les hommes n’ayant pas connu la migration sont moins lettrés (24%, contre 31% pour les migrants). L’écart demeure, même s’il est moindre.
La migration à Bamako est le fait de personnes relativement moins lettrées que les autres (là encore, il s’agit d’une population très féminine).
Notons que la poursuite d’études au second cycle impose une résidence à Fana, ce qui constitue un biais car les individus concernés sont lettrés, et considérés comme migrants.
Ces résultats nous permettent de faire ressortir un lien entre migration et alphabétisation. Cependant, nous ne disposons pas de données statistiques permettant d’approfondir la nature de ce lien. Les rapports entre migration et alphabétisation sont complexes et se déclinent différemment selon le type de migration (scolaire, professionnelle en vue de l’exercice d’un emploi qualifié, économique, familiale, etc.). On peut penser par exemple que la réussite de la migration est favorisée par un capital scolaire élevé. Inversement, on peut émettre l’hypothèse que la migration en contexte urbain constitue une incitation à l’alphabétisation et une source d’occasions d’apprentissage informel. Nos données statistiques ne nous permettent pas de trancher cette question. Mais l’analyse des entretiens montre que bien souvent la migration est un facteur favorable à l’alphabétisation. A travers l’étude des parcours individuels, le rôle central du parcours migratoire dans la formation et l’élargissement des socialisations à l’écrit apparaîtra de manière évidente.
Cela ne signifie pas qu’aucun ressortissant du village ne soit allé en Europe. On m’a signalé le cas d’un commerçant, originaire de Kina et établi à Fana, qui s’est rendu en Belgique pour acheter des voitures d’occasion. Quelques anciens combattants des deux Guerres mondiales (aujourd’hui décédés) ont également été cités.