La pluralité des ordres de légitimité

En revanche, en considérant de manière large le statut social comme le cumul de divers ordres de légitimité, l’importance de ce facteur sur les stratégies d’alphabétisation est apparue au fil de l’enquête ethnographique. Ici, il nous faut renoncer à utiliser nos statistiques, dont nous avons indiqué le caractère sommaire. En effet, seuls un questionnaire beaucoup plus fourni et des effectifs plus importants permettraient de poursuivre le raisonnement à l’aide de données quantitatives. Il faudrait pouvoir raisonner à l’échelle des familles, comme le fait Etienne Gérard dans son enquête sur les stratégies de scolarisation des familles (GÉRARD, É. 1997a), et à celle des individus. La tâche se complique du fait de la variabilité des effectifs d’une famille à l’autre. Une famille d’une cinquantaine de membres peut très bien disposer d’un important capital lettré (c’est-à-dire de ressources dans les différentes langues de l’écrit), en disposant seulement de quelques individus stratégiquement formés dans les trois langues de l’écrit, ce qui est difficile à faire ressortir statistiquement.

Les formes de domination qui ressortent de l’enquête ethnographique sont d’ordres divers.

Le pouvoir politique coutumier, qui renvoie à l’exercice d’un pouvoir local de gestion des affaires internes, notamment des différends internes (rarement portés devant la justice civile à Fana) est exercé collégialement par les hommes les plus âgés du village, un chef de village (dugutigi) étant désigné parmi eux, normalement sur une base gérontocratique au sein des familles considérées comme fondatrices du village. Nous verrons que cette règle en apparence simple est difficile à mettre en œuvre, le chef de village pressenti pouvant notamment refuser le poste.

Les enjeux autour de l’attribution de ce poste tiennent à ce que la réalité du pouvoir revient à la personne à laquelle le chef coutumier du village délègue cette tâche. A l’époque où j’ai enquêté (2002-2004), Mamoutou Coulibaly, mon logeur, était désigné par son oncle paternel (père classificatoire) pour occuper cette fonction. Ce processus de désignation est avalisé par l’administration qui reconnaît la personne retenue comme responsable administratif du village, chargé de collecter l’impôt, convoqué lors des réunions municipales, et que tout intervenant extérieur au village contacte à son arrivée.

Le pouvoir économique est en même temps un pouvoir social, les paysans les plus riches étant amenés à rendre des services monétarisés ou non mais donnant toujours lieu à des formes de retour (prêt de bœufs de labour, mise à disposition de machines à moudre les noix de karité…).

Le capital social est plus difficile à mesurer. Par exemple, le fait d’appartenir à un groupe statutaire donne un capital relationnel important (par le rôle d’intermédiaire que les griots et forgerons notamment sont amenés à jouer) ; mais, comme les travaux anthropologiques l’ont bien mis en lumière, ce statut est ambivalent et peut dans certains cas être considéré comme inférieur à celui des autres familles (CONRAD, D. & FRANK, B. 1995).

On peut considérer par ailleurs que la possession de savoirs religieux et magiques constitue également une source de prestige pour les individus ou les familles. En particulier, dans un village anciennement islamisé comme Kina, la présence de lettrés (au sens de spécialistes reconnus) en arabe parmi les membres de la famille, ou encore le souvenir de parents lettrés décédés souvent mentionnés avec fierté, de même que les pèlerinages à La Mecque.

L’examen de la répartition actuelle du pouvoir montre que ces ordres de domination se chevauchent largement. Ainsi, l’actuel chef coutumier du village est aussi l’ancien imam de la grande mosquée de Kina. Son neveu qui exerce la fonction de responsable administratif, s’est également imposé comme interlocuteur des intervenants extérieurs au village : ONG, organismes de crédit (cf. portrait en 0). Il a été choisi pour cette fonction en raison de sa maîtrise du bambara écrit, qu’il a acquise lors d’une formation spécifique dans les débuts de l’alphabétisation pour adultes.

A l’échelle du village, on peut repérer une rivalité entre quelques grandes familles (à la fois numériquement imposantes et socialement puissantes) qui donne lieu à des stratégies complexes pour acquérir ou maintenir leur pouvoir. Ces grandes familles sont pour l’essentiel les familles fondatrices du village, qui, mieux que d’autres, résistent à l’implosion par scission. Dans le cas où la participation au pouvoir politique peut procurer des avantages, il apparaît que les cadets du chef de famille résistent à la tentation de prendre leur indépendance économique (reconnue par la CMDT qui prend acte de l’existence d’une nouvelle exploitation, et par l’administration par la délivrance d’un livret de famille propre). On peut penser aussi que la pression de la part des aînés est plus forte pour les maintenir au sein d’une unique exploitation.

Les chefs de ces grandes familles diversifient leurs choix éducatifs de manière à avoir parmi leurs enfants des détenteurs des différents types de capitaux reconnus dans chacun de ces champs (GÉRARD, É. 1995 ; 1997). En effet, il semble que la maîtrise de l’écriture soit un élément important dans les stratégies pour maintenir un pouvoir existant (dans le cas du chef de village qui peut maintenir l’effectivité du pouvoir dans sa concession grâce à son neveu alphabétisé) ou le récupérer. Les différentes structures opérant au niveau du village sont soucieuses de disposer d’interlocuteurs et de relais lettrés.

Nous avons insisté ici sur le cumul des différents ordres de légitimité, mais cette description laisse de côté un ensemble de familles qui ne participent pas directement aux jeux de pouvoir locaux, sans pour autant être nécessairement démunies sur le plan du capital scolaire ou des autres capitaux lettrés. Nous aurons à nous poser la question, au fil des descriptions ethnographiques et des portraits individuels, des conditions auxquelles les compétences scripturales et les savoirs scolaires sont convertis en capital social ou symbolique.

On voit donc se nouer un rapport dialectique entre écriture et pouvoir : l’écriture est à la fois ce par quoi les villageois sont contrôlés, et qu’ils sont contraints d’adopter, et une dimension qu’ils intègrent à leur stratégies. Contrairement à ce que Jack Goody écrit un peu rapidement, les habitants d’un village africain aujourd’hui ne sont pas partagés entre ceux qui savent lire et écrire et ceux qui ne le savent pas (GOODY, J. 2000 : 154). Ces analyses, développées antérieurement dans le chapitre 6 « Clercs et illettrés » de l’ouvrage Entre l’oralité et l’écriture (GOODY, J. 1994 : 149-157), reposent sur le fait d’une indéniable importance de l’écrit dans les processus de promotion sociale des premières élites à l’époque coloniale et immédiatement après les Indépendances. J. Goody cite le cas d’un village où il a travaillé au Ghana, et dont il a constaté en 1971, une vingtaine d’années après l’ouverture d’une école, qu’aucun des élèves n’était resté au village (op. cit. : 153). Il en conclut que l’écriture a introduit « une division radicale entre ceux qui "connaissaient le livre" et les autres » (ibid.). Au-delà de cette affirmation, il détaille les modalités de l’influence de ces écoliers sur l’organisation de la vie au village à l’occasion de leurs retours au cours des vacances (par exemple, ils sont sollicités pour écrire des listes de dons lors des funérailles), esquissant une ethnographie plus fine de cette situation. Cependant, il ne propose pas une analyse de la situation de délégation comme introduisant nécessairement un jeu plus complexe de rapports de pouvoir : le scripteur est celui à qui d’autres vont demander d’écrire. En un « Post-scriptum », il donne ses impressions de retour de terrain dans les années 1980, où l’école a perdu de son attrait, et la lettre de son prestige. Ici aussi il s’agit d’une ligne d’investigation proposée sans être approfondie, que nous poursuivons par notre approche socio-historique du rapport à l’écrit dans un village.

Comme point de départ à notre réflexion, nous préférons donc retenir qu’il n’y a pas une séparation entre les lettrés et les autres, mais une ligne mouvante, et surtout que cet ordre de légitimité est en concurrence avec d’autres. Comme le précise Etienne Gérard, être lettré est un attribut parmi d’autres (le rang social et l’âge notamment) permettant de prétendre à des postes de responsabilité. Le pouvoir issu de l’instruction entre en concurrence avec d’autres ordres de légitimité, plutôt qu’il ne s’y substitue.

‘Loin de permettre l’érection de deux classes distinctes qui sépareraient les lettrés et ceux qui ne le sont pas – à travers leurs identités, fonctions et pouvoirs – l’écriture discrimine ici les individus en fonction de ce qu’ils savent et peuvent individuellement, et ce de manière inégale : selon le niveau de leurs études et le milieu dans lequel ils vivent en effet, les instruits n’ont ni le même statut ni les mêmes « pouvoirs » (GÉRARD, É. 1997a : 138-139).’

La considération du statut social est essentielle pour comprendre l’alphabétisation. Elle permet de considérer celle-ci comme engageant des décisions familiales, parfois des stratégies, même si les individus conservent une marge de manœuvre au sein de ces ensembles à géométrie variable que constituent les familles (marge de manœuvre bien sûr différente selon qu’il s’agit d’un enfant ou d’un adulte, d’une femme ou d’un homme, d’un cadet ou d’un aîné). Nous avons évoqué ici les stratégies d’alphabétisation familiales, mais on peut se demander si les familles ne constituent pas aussi des environnements plus ou moins lettrés, véhiculant non seulement des injonctions ou des incitations à se former mais aussi des cultures écrites.