La question est classique dans la sociologie de l’éducation en France, et dans les pays d’alphabétisation ancienne en général. Elle consiste à étudier les déterminants familiaux de la réussite scolaire en rapportant les résultats scolaires des enfants au capital culturel des parents mesuré par le niveau de diplôme (BOURDIEU, P. & PASSERON, J.-C. 1970). La nécessité de prendre en compte, non seulement le capital scolaire, mais aussi la culture écrite familiale a été mise en avant dans des travaux reposant sur des approches ethnographiques (HEATH, S. B. 1983 ; LAHIRE, B. 1995b).
Nous abordons cette question à partir d’observations et d’analyse d’extraits d’entretiens 164 .
Notons d’emblée que la transposition de ces cadres théoriques et méthodologiques sur notre terrain ne va pas de soi.
Premièrement, quelle unité retenir pour étudier la transmission ? La famille au sens restreint (père, mère et collatéraux directs) semble à coup sûr un cadre trop étroit ; il faut au moins y adjoindre, dans le cas d’un couple polygame la ou les coépouses de la mère. Cependant, dans les cas très fréquents où l’unité de résidence est plus large que le foyer, et correspond à l’ensemble du lignage, il faut envisager les caractéristiques lettrées de tous les membres de la concession. Pour les très grandes concessions, ce cadre semble toutefois trop large, et il faut alors observer plus précisément quels rapports se nouent selon des proximités de parenté ou d’autres affinités.
Deuxièmement, et corrélativement, quels liens de parenté observer ? Signalons tout d’abord le cas fréquent des enfants confiés, qui amène à concevoir la relation entre tuteur et enfant comme ne s’insérant pas nécessairement dans le cadre de rapports de parenté directs. Même dans le cas d’enfants grandissant auprès de leurs parents, ces rapports ne se réduisent pas à l’ascendance directe. Par exemple, un des frères du père peut jouer un rôle privilégié dans l’éducation d’un garçon 165 .
Mais les décisions importantes concernant l’enfant, comme celle de le scolariser ou non, ne reviennent pas nécessairement à son père ou à son tuteur mais souvent au chef de famille si ce n’est pas la même personne 166 . Ainsi les outils de la sociologie de l’éducation applicables aux sociétés occidentales contemporaines ne fonctionnent pas en raison de la focalisation sur la transmission parents/enfants. Cette approche est inadéquate comme le montre une attention à l’anthropologie de la parenté dans l’aire mandingue. Celle-ci met en évidence le caractère très contraint des rapports avec les ascendants directs (notamment le rapport père/fils), alors que d’autres liens de parenté se prêtent plus à des échanges, et sont ceux à travers lesquels la transmission a le plus de chances de s’effectuer (relation grand-père/petit-fils par exemple 167 ).
Un extrait d’entretien avec Ndiamba Coulibaly (39 ans, école classique 9ème) permet de développer cette analyse.
Il s’agit d’un des rares cas parmi nos enquêtés d’un adulte ayant grandi avec un père lettré. En effet, Ndiamba est le fils de Demba Coulibaly (cf. portrait en 0), l’un des premiers élèves du village (72 ans, école classique CM1 168 ). Son père était déjà, à l’époque où il allait à l’école, moniteur au sein de la compagnie cotonnière. Pourtant, il n’évoque la participation de son père que du point de vue matériel, le « suivi » scolaire étant assuré par un « grand-père » non lettré. L’usage du pronom indéfini suggère qu’il ne s’agit pas forcément d’un ascendant direct ; Demba et sa famille ayant régulièrement changé de résidence au fil de ses mutations, il peut même s’agir d’un voisin sans lien de parenté avec Ndiamba. La manière dont il décrit ce suivi suggère toutefois plutôt un intérêt manifesté (il « jetait un coup d’œil ») qu’une surveillance régulière. En revanche, plus loin dans l’entretien, Ndiamba indique que c’est bien son père qui non seulement suit, mais donne des cours du soir à ses enfants. Déchargé de l’essentiel de ses activités (il est à la retraite, même s’il est encore actif comme cultivateur), il en a certes le loisir (selon une configuration que l’on rencontre aussi en France). Cependant, on perçoit dans les propos de Ndiamba une sorte d’évidence qu’il en aille ainsi. Il nous semble que cela tient aussi à la nature des liens de parenté que l’on a rappelée 169 . Une diversité de configurations est repérable à travers les entretiens (appui d’un aîné lettré, garçon ou fille ; suivi d’un oncle ou d’un grand-père, etc.). L’analyse ethnographique permettra de poursuivre l’analyse des configurations familiales, en tenant compte de la place dans la fratrie, de la taille de la famille, de l’étendue de la concession, etc.
Dans l’extrait d’entretien cité plus haut, le grand-père non lettré qui surveille Ndiamba apparaît exercer un suivi assez limité. Notons que Ndiamba, lui-même lettré, peut sous-estimer cette pratique, pourtant courante. D’autres enquêtés décrivent plus précisément les stratégies mises en œuvres pour déchiffrer un cahier d’écolier sans maîtriser l’écriture, du moins dans la langue d’enseignement, par exemple Moussa Sanogo (44 ans, alphabétisation).
Nous donnons l’ensemble de ces échanges car les incompréhensions successives permettent de montrer à quel point la question n’est pas évidente. Ma question est interprétée premièrement dans le sens du rapport éducatif conçu de manière très large, deuxièmement au sens d’une surveillance de l’assiduité scolaire, avant de parvenir au thème du suivi du contenu du travail. Cela indique clairement que cette dernière activité n’est pas pensée comme centrale dans l’éducation, en tout cas qu’elle n’est pas la priorité dans ce qui est attendu d’un père. Du reste, ce suivi s’exerce par le repérage des sanctions possibles (d’autres entretiens évoquent l’attention aux notes et au classement). Notons de plus qu’il s’agit là d’une famille particulièrement impliquée dans les activités de l’association des parents d’élèves (dont le père de Moussa est le président) et dont les enfants sont tous scolarisés.
Nous voyons tout de même que sans maîtriser la langue scolaire (le français), l’enquêté est suffisamment familier de l’espace graphique et des normes scolaires pour se repérer dans les cahiers de ses enfants. Cela tient à sa formation, l’alphabétisation pour adultes en bambara, dont nous verrons qu’elle reprend largement la forme scolaire. Le cas de tuteurs lettrés en arabe, signant les cahiers de composition en cette langue est aussi signalé.
Des entretiens, nous retirons la représentation commune du suivi scolaire comme d’un contrôle (de l’assiduité, parfois des résultats) qui peut être exercé ou non par le tuteur, et dans lequel les compétences lettrées de celui-ci ne sont pas centrales. Le soutien concernant le contenu de l’apprentissage scolaire proprement dit peut être recherché auprès de personnes diverses, à l’intérieur ou non du cercle de l’unité de résidence. En effet, la rareté des lettrés, au moins à l’époque de la scolarité de ceux qui sont aujourd’hui adultes, rend l’idée d’une transmission essentiellement domestique largement caduque, comme l’indique l’extrait suivant avec Bakary Konaté (27 ans, école bilingue 9ème).
Nous reviendrons sur le cas de Bakary que nous analysons comme un exemple de profil marqué par une « bonne volonté culturelle » (cf. portrait en 0). Ce récit est bien entendu une construction rétrospective de son propre parcours. Cependant, il est intéressant de constater qu’il rapporte ces incitations au travail et à la réussite scolaire à l’influence des médias, et pour ce qui est des personnes de son entourage à ses pairs et à ses enseignants. Ce point est souvent souligné, l’environnement scolaire, fréquenté même en dehors du temps scolaire, constituant un lieu de socialisation à l’écrit plus important qu’une sphère domestique non lettrée. Signalons cependant que l’absence totale de lettrés dans certaines familles conduit les enfants à être très précocement sollicités (par exemple pour écrire des lettres).
On peut conclure de manière provisoire que les modalités de la transmission à l’intérieur des familles élargies sont complexes, et s’effectuent selon des lignes qui ne recoupent pas toujours celles dégagées par la sociologie de l’éducation des sociétés lettrées. La famille n’apparaît pas, du moins pour les adultes revenant sur leur formation, comme le lieu premier de la socialisation à l’écrit.
Au terme de ce chapitre qui appréhende la distribution sociale de l’écrit dans ses grandes tendances, telles qu’elles se dégagent pour l’essentiel de l’approche statistique, on peut en rappeler l’acquis principal. De la pluralité des filières et des langues se dégagent des profils récurrents, dont les déterminants essentiels sont le sexe et l’âge. Les inégalités de sexe dans l’accès à l’alphabétisation (dont on a vu qu’elles sont différenciées selon les filières), sont attendues dans une société rurale où la différence des sexes est un des piliers de l’organisation sociale. La variation des compétences et des profils selon l’âge est aussi un résultat prévisible, mais la forme précise que prend cette répartition ne peut s’expliquer que par une attention aux détails de l’histoire locale, que nous nous proposons d’examiner maintenant.
Nous allons recourir désormais de manière privilégiée aux données de l’ethnographie (entretiens et observations), ce qui nous permettra également de reprendre à nouveaux frais un ensemble de questions (sur les transmissions familiales ou non, l’effet des migrations et les socialisations professionnelles à l’écrit notamment) que nous n’avons pu aborder que de manière succincte jusqu’ici.
Les réponses au questionnaire donnent pourtant des indications sur les liens de parenté. Nous envisageons de reprendre ces données en vue de les rendre exploitables statistiquement (soit par la construction de générations au sens généalogique, soit par la construction d’une variable lien). L’objectif est la mise en relation des caractéristiques d’alphabétisation des parents, des grands-parents et des enfants. L’étude du lien entre alphabétisation et alliance est également prévue (en vue de répondre notamment à la question suivante : est-ce qu’une femme a plus de chance d’être mariée à un homme lettré si elle est elle-même lettrée ?). Cette recherche, qui suppose de construire de nouveaux outils, dépasse le cadre du présent travail.
Comme le rappelle René Luneau dans son enquête sur l’alliance en milieu mandé : « En raison de la résidence commune, l’enfant qui vit au sein de la grande famille n’a pas avec ses géniteurs la relation privilégiée et exclusive propre à la tradition occidentale. La coutume demande que le frère cadet prenne la responsabilité personnelle de l’éducation du fils aîné de son frère aîné, lequel aura la charge de son propre fils » (LUNEAU, R. 1975 : 276).
Dans les entretiens, la partie sur les stratégies de scolarisation a souvent donné lieu à des réponses embarrassées, avant que je ne comprenne que l’enquêté n’était pas forcément en position de décider (cas des femmes notamment).
Selon une figure classique de l’anthropologie de la parenté selon laquelle les rapports contraignants instaurés entre générations successives sont « pondérés » par des rapports plus détendus (souvent marqués par des plaisanteries socialement attendues) entre générations alternées (BALANDIER, 1985 [1974] : 94).
Selon la dénomination des classes d’école alors en vigueur en A.O.F comme en métropole.
D’autres cas de transmission sont cités, comme celui de Madou Camara (35 ans, école bilingue 7ème), qui s’est formé à l’exercice des fonctions dans l’AV auprès de son oncle paternel (père classificatoire). Notons qu’il s’agit cette fois d’une transmission de compétences lettrées professionnelles, à l’âge adulte (K 61).