Problèmes méthodologiques

Avant d’aller plus avant, soulignons d’emblée l’ensemble des problèmes méthodologiques qui s’est posé à nous.

Tout d’abord, nous avions envisagé au départ la question sur l’histoire du village comme un point secondaire et simple à traiter, sans grande conséquence sur notre objet, l’écriture. Devant les difficultés rencontrées, nous n’avons pas voulu mettre en péril notre présence sur le terrain par une investigation approfondie de ce sujet délicat, tout en comprenant progressivement que l’histoire pouvait être un facteur important pour rendre compte du rapport à l’écrit des villageois. Deuxièmement, nous n’avons pas travaillé sur des sources écrites concernant ce terrain en particulier (même si l’histoire de la zone est bien documentée) 173 . Aussi nous contentons nous de données issues de sources orales.

La question de l’usage pour l’histoire de documents oraux est classique depuis les travaux de Jan Vansina (VANSINA, J. 1961, 1985). Ses ouvrages posent les conditions méthodologiques d’un usage de tels documents, en soulignant, contre le structuralisme, la nécessité de prendre en compte les usages sociaux de la tradition orale. Vansina insiste également sur l’importance de comprendre le point de vue des acteurs sur ce qu’est l’histoire en préalable à toute investigation historique. Ces travaux ont ouvert un ensemble de débats sur la nature des traditions orales et la variété des points de vue et des usages de l’histoire en Afrique - on en trouve un bon état dans African historiographies (JEWSIEWICKI, B. & NEWBURY, D. 1986). Pour le Mali, Jean Bazin a montré la complexité des enjeux politiques à l’œuvre dans ce qu’il a nommé « la production d’un récit historique » (BAZIN, J. 1979). Pour Bazin, « plus elle s’appuie sur le matériau narratif, plus la connaissance historique doit se doubler d’une sociologie des récits » (op. cit. :435).

Aujourd’hui, dans le champ des études africaines, le recours à des documents oraux est en général reconnu, que ce soit pour des périodes anciennes, à partir d’un travail sur les mythes ou les généalogies, ou pour des périodes plus récentes à partir de témoignages oraux (PERROT, C.-H. 1993 [1989] ; FALOLA, T. & JENNINGS, C. 2003).

Nous retiendrons de ces travaux la nécessité de toujours situer les circonstances d’énonciation des récits ou des fragments de récits à partir desquels nous travaillons, ainsi que la visée d’intégrer dans l’analyse les conceptions locales de l’histoire.

Un problème déontologique s’est posé : la question de l’esclavage, qui n’est jamais évoquée publiquement dans le village, et qui porte sur un domaine de recherche (l’histoire du village) auquel je n’ai pas négocié l’accès (contrairement à l’investigation sur les pratiques actuelles d’écriture), devait-elle ou non être mentionnée dans ce travail universitaire 174  ? Finalement, l’importance de ce thème pour la compréhension de notre objet a rendu indispensable d’en faire état, pour assurer l’exactitude scientifique de ce compte-rendu d’enquête 175 .

Nous n’avons pas sur ce point des données qui résultent d’une enquête systématique. Six entretiens portant spécifiquement sur l’histoire du village ont été effectués, cinq avec des chefs de famille de Kina 176 , un à Balan. Les entretiens menés à Kina ont été effectués auprès de personnes disposant d’une compétence socialement reconnue à proposer un récit historique, soit tous des hommes, âgés de 72 à 81 ans au moment de l’enquête. L’entretien mené auprès du chef de village de Balan a pris place dans un contexte plus tendu, dont nous détaillons ci-après les circonstances (cf. infra 2.2.1.2, encadré 7). Il a également été l’occasion d’une parole autorisée, même si en raison de la différence de point de vue, des choses ont été explicitées plus librement qu’à Kina.

Ces entretiens ont pour l’essentiel décliné, avec plus ou moins de détails, la version socialement acceptable (la seule publiquement dicible) de l’histoire du village.

Celle-ci se résume aux faits suivants. Les familles qui ont fondé le village de Kina sont originaires de Kalaké, et sont venues à Kina après une première installation à Wérékéla, puis à Sièro. Les dates indiquées permettent de situer le départ de Kalaké dans les années 1880, et l’installation à Kina dans les années 1890. La liste des jamu des 7 lignées fondatrices concorde selon les sources. Les descendants de ces familles constituent l’essentiel de la population du village, non seulement numériquement, mais aussi en terme de visibilité sociale : les plus grandes familles, notamment les 4 familles qui comptent 50 personnes ou plus, sont issues des lignées fondatrices. A elles se sont ensuite adjointes ponctuellement d’autres familles.

La chefferie du village (dugutigiya) revient sur une base gérontocratique à l’un des hommes d’une des familles fondatrices, selon la règle citée précédemment. Cependant, l’examen de la liste des chefs de village (liste qui concorde à un nom près dans les récits de trois interlocuteurs résidant dans chacun des trois quartiers de Kina) montre que cette règle n’a pas été rigoureusement respectée. Le titre de chef de village est revenu aux membres de deux des lignées fondatrices (l’une d’entre elle, celle des Coulibaly, s’étant scindée depuis en deux familles distinctes, et rivales). L’une des lignées venues très tôt s’adjoindre au groupe initial (mais hors des 7 fondatrices) a fourni un chef de village. Les successions à la chefferie sont l’occasion de conflits très vifs. La dernière, en 1998 a donné lieu à de telles tensions que la désignation d’un nouveau chef de famille n’a pu se faire qu’au terme d’une période de vacance de cette charge de deux ans.

Voici la teneur de ces récits historiques, qui évitent soigneusement d’aborder les questions du statut des familles à Kalaké et celle de leur origine antérieure.

Deux de ces entretiens font exception, la condition d’esclavage connue par ces familles y étant évoquée. Lors de l’entretien à Balan, village auquel les familles qui ont fondé Kina ont « demandé la terre », celle-ci a été tout d’abord introduite à l’aide d’euphémismes comme dans l’expression « Marakawbolo », aux mains des Maraka 177 . Puis, la désignation de jɔn est apparue mais de façon indirecte (par exemple dans le composé jɔnbila utilisé pour évoquer leur affranchissement).Cette stratégie discursive est souvent attestée, qui consiste à éviter de prononcer une qualification individuelle comme jɔn , tout en ne laissant place à aucun doute sur cette condition.

De manière différente, Ganda Sanogo est le seul de nos interlocuteurs villageois à avoir évoqué la question. Cela tient à ce qu’il est issu d’une lignée distincte de celles des fondateurs, et s’excepte partiellement du statut de jɔn, là encore en ayant recours à un euphémisme, puisqu’il souligne que sa famille aussi a été sous domination maraka (Marakaw bolo) mais sans être esclaves (jɔnw) 178 . Cette distinction lui permet de n’admettre que partiellement le stigmate, et de se distinguer des autres villageois (nous verrons que les subtilités dans la comparaison des différents statuts jouent un rôle central dans les rapports des familles du village entre elles).

A cela s’ajoute une conversation informelle menée avec ma logeuse Assitan Coulibaly et sa mère, qui m’ont soumise à un contre-interrogatoire après l’entretien effectué à Balan. Revenant sur des paroles dont je ne leur ai rapporté que les plus anodines, mais dont elles ont deviné le contenu, elles ont élaboré, comme Ganda Sanogo, des distinctions entre les conditions connues par différents villageois ; elles ont même indiqué l’origine (buruju), antérieure à l’esclavage des deux lignées Coulibaly 179 , soulignant que leur identité maraka date de Kalaké (u ka marakaya kεra Kalake).

Quelques occasions plus rares, hors enquête (ou du moins hors enquête sur ce sujet) ont été le lieu d’émergence d’une évocation plus directe de l’esclavage connu par les familles qui ont fondé le village.

Notes
173.

Pour ce qui est des sources écrites locales, nous n’avons pas entendu parler de documents anciens sur le modèle des chroniques (tariku) dont l’existence est attestée dans d’autres régions du Mali. Quant aux rares écrits dans des cahiers mentionnés par les enquêtés, nous n’avons pu y avoir accès. Pour ce qui est des archives coloniales et post-coloniales, nous ne les avons pas consultées, faute de temps sur place pour ce travail spécifique.

174.

Cette question a des enjeux importants quant à la possibilité de retourner sur ce terrain. Comme l’indiquent S. Miers et M. Klein dans l’introduction à l’ouvrage collectif Slavery and Colonial Rule in Africa, « les chercheurs font face également au danger bien réel, s’ils publient tout ce qu’ils ont découvert, de ne pas être admis à poursuivre leur travail » (MIERS, S. & KLEIN, M. A. 1999 : 2, nous traduisons).

175.

L’anonymisation du village est devenue une précaution nécessaire.

176.

Ces 5 entretiens ont été enregistrés, 2 ont été transcrits en intégralité (H4, avec Ba Soumaïla Konaté et H5, avec Dramane Coulibaly).

177.

J. Bazin donne « bolola-mògò », également composé sur le terme « bolo », main, comme permettant de contourner la qualification d’un individu comme jɔn. Il précise que celle-ci « semble être l’objet d’un interdit rigoureux » (BAZIN, J. 1975 : 161).

178.

D’une manière générale, le statut de ces autres familles n’est pas clair, mais on peut supposer soit qu’elles sont également d’origine servile, soit qu’un stigmate quelconque leur était associé dans leur localité d’origine, soit enfin qu’une situation difficile (conflit par exemple) les ait contraintes à quitter les lieux - ce qui rendrait compte du choix de s’établir à Kina. Il serait assez inexplicable sans cela que des familles viennent résider dans un village identifié comme constitué d’anciens esclaves.

179.

L’une est identifiée comme bambara (bamanan) ; l’autre issue de Laji Coulibaly, qui vient du Baninko, est plus indéterminée.