Des non-dits qui circulent

Dans quelques cas, une parole, toujours privée, s’est libérée. Cela concerne essentiellement trois interlocuteurs 180  : un ancien moniteur agricole en poste à Kina pendant des années, rencontré à Fana ; Mamoutou Traoré, qui a saisi l’occasion de la question sur l’origine de la famille, posée lors de la passation du questionnaire, pour nous donner un ensemble de détails sur les familles ayant fondé le village (notons que sa propre famille s’est installée après, ce qui lui permet de prendre une place originale, à la fois insider et outsider 181 ) ; Dramane Traoré, qui m’a livré au compte-goutte quelques informations, lors d’un entretien complémentaire sur ses pratiques de l’écrit (8 jours après l’entretien K 45), et qui s’est fait sur le ton de la confidence.

Notons les précautions oratoires dont s’entourent les deux informateurs villageois. L’un et l’autre ont à cœur de maîtriser le discours, signalant les zones qu’ils désirent laisser dans l’ombre : les propos sont ponctués d’expressions telles que « an b’a to ten », litt. on laisse ça comme ça, c’est-à-dire on s’arrête là, permettant de couper court à tout questionnement supplémentaire sur certains points. Ce genre de discours n’a pu émerger qu’à la condition que je cesse de questionner (et d’enregistrer), l’interprète 182 traduisant du reste peu dans ces moments, comprenant l’intérêt à laisser un discours se constituer. Les révélations m’ont ainsi été livrées par bribes.

Mamoutou Traoré (47 ans, agriculteur et guérisseur, alphabétisation pour adultes et médersa) balise d’emblée les limites de son discours. Ma question (que je pensais anodine) sur l’étymologie du nom du village est ainsi mise de côté ; il annonce de même que nous n’évoquerons pas celle de l’origine de sa propre famille, dont il suggère cependant qu’il y a plus à dire que ce qu’il déclare (il se dit « bamanan »). D’emblée, les mises en garde sont explicites. En abordant la question de l’esclavage, il répète que : « Nin kuma tε fɔ ni kεlε tε », on ne dit pas cette chose-là si on n’est pas en état de conflit. Il intensifie le propos en utilisant une fois l’expression de « kεlεfin», querelle grave. Jusqu’ici on peut interpréter ces propos comme une description des usages, qui renvoie à nos observations : en temps normal, l’origine servile n’est pas évoquée publiquement. Cependant il poursuit en indiquant « Niafɔra,sayabε » 183 , si cette parole est dite, il y a mort [d’homme]. Cette formule est pour le moins ambiguë. Si l’on y ajoute le récit que Mamoutou Traoré fait dans la même conversation, de l’anecdote d’un griot mort après avoir fait le récit de la fondation d’un village, le propos se précise. Il comporte à la fois une menace voilée (à mon égard ou à celui de mon interprète) et une mise en garde destinée à souligner le risque que lui-même prend en nous confiant cette information.

Dramane Traoré (31 ans, agriculteur/enseignant d’école communautaire 184 , école bilingue 7ème) ne dramatise pas à ce point le propos. L’objet de notre entretien était l’examen de ses cahiers, que lors de l’entretien précédent (K45) il n’avait pu nous montrer, les ayant laissés sur son lieu de travail (l’école communautaire de Sondo où il enseigne). Il avait évoqué lors de cet entretien des notes concernant l’histoire du village prises auprès de l’ancien chef de village, décédé en 1998. J’avais manifesté mon intérêt pour cet écrit, n’ayant jamais pu observer ce type de notation. Or, le week-end suivant, il choisit, non de me montrer ses cahiers, mais de me livrer quelques informations sur le contenu de ces notations. Il prend tout de même un certain nombre de précautions (refus de l’enregistrement notamment), et, tout comme Mamoutou Traoré, souligne que l’information dont il dispose est en excès sur ce qu’il nous livre. Dramane Traoré propose une distinction éclairante, en précisant que l’objet de son discours (l’origine antérieure à l’esclavage des familles fondatrices), sans être public, n’est pas à strictement parler de l’ordre du secret (« gundo »), même s’il est caché (« dogolen »).

La condition des familles ayant fondé le village est en effet un fait connu, hors et dans le village. Elle commande des stratégies matrimoniales (des prohibitions de la part de villages qui s’exceptent d’une telle histoire), des pratiques sociales, des décisions politiques. Mais nul ne se hasarde à en parler publiquement. C’est précisément l’origine servile d’une famille que Dorothea Schulz cite en premier comme type de connaissance qu’un griot ne révèle pratiquement jamais : « une origine non-libre est hautement stigmatisée ; en parler est absolument tabou et constitue l’une des plus grandes menaces à l’harmonie sociale » (SCHULZ, D. E. 2000 : 71, nous traduisons). Elle souligne le statut singulier de ce type de connaissance dont la plupart des membres d’une communauté dispose, mais qui n’est pas évoqué publiquement. La restriction sur la discussion de tels événements tient bien entendu à l’intensité des conflits potentiels s’ils étaient convoqués dans un débat public. Notons que pour D. Schulz, ce type de connaissance relève bien du secret (« gundo »), alors que notre interlocuteur effectue une distinction qui l’exclut précisément du champ du secret. On observe ici la fluidité de la catégorie de « gundo », sur laquelle nous reviendrons en 2ème partie (cf. infra 2.2.2.2).

Notes
180.

L’évocation de ce statut est par ailleurs souvent survenue dans des conversations informelles avec toutes les personnes qui ne sont pas directement concernées, comme les instituteurs établis au village.

181.

C’est également le cas de Ganda Sanogo cité plus haut.

182.

Il s’agit dans les deux cas d’Abdoulaye Fomba, instituteur doté d’un tact particulier.

183.

Ou « A tε fɔ ni saya tε ».

184.

Les écoles communautaires sont des écoles gérées par les villageois eux-mêmes. Le niveau des enseignants est généralement peu élevé, comme on peut en juger par le cas de Djibril Traoré.