Le phénomène de l’esclavage en Afrique précoloniale, puis sous la colonisation, est bien étudié par les historiens et les anthropologues 185 .
Soulignons d’emblée, malgré le vocabulaire commun, qu’il faut se garder de projeter sur la situation interne à l’Afrique sahélienne des cadres théoriques issus de la réflexion sur l’esclavage en droit romain ou sur les traites occidentales. D’une manière générale, on peut souligner que le statut de jɔn, que l’on traduit par esclave, captif renvoie à une domination à la fois économique, sociale et politique qui ne prive généralement pas les individus de toute autonomie. Claude Meillassoux souligne la variété des statuts, entre l’esclave « de peine », qui ne fait que travailler pour son maître, l’esclave « mansé » qui dispose d’un lopin à lui, et enfin l’esclave « casé », sorte de métayer d’un propriétaire qui conserve cependant des droits sur sa personne (le privant notamment du droit de fonder une famille légitime) (MEILLASSOUX, C. 1986 : 117-118). Jean Bazin souligne quant à lui que la notion de jɔnya, litt. l’état d’esclavage, peut aussi s’entendre en un sens essentiellement politique : à l’époque du royaume de Ségou 186 , l’ensemble des villageois des régions soumises à l’autorité politique du faama pouvant être identifiés comme ses jɔnw, au sens d’une dépendance politique et militaire envers cette autorité (BAZIN, J. 1975). Aussi Bazin prend-il le terme de jɔn comme « une catégorie pratique, un élément symbolique de cette sorte de jeu perpétuel de la dénomination sociale : distribution de noms d’honneur et de déshonneur et définition relative des statuts » (op. cit. : 138). La multiplicité des assignations identitaires distribuées, et les distinctions faites par les acteurs dans les discours que nous avons recueillis accréditent l’idée exprimée par cet auteur selon laquelle « l’efficacité opératoire de ces catégories [...] est directement fonction de leur ambiguïté » (ibid.).
Il faut préciser tout de même que dans la majorité des cas, le statut de jɔn renvoie originellement à un acte de capture, par la guerre ou les raids, fréquents dans cette région très instable tout au long des XVIIIe et XIXe siècles. Les possibilités d’affranchissement existent, essentiellement par la mise à profit d’une éventuelle autonomie dans le travail (pour les esclaves « casés » ou « mansés » pour reprendre la terminologie de Meillassoux), afin d’acquérir des biens. La condition d’esclave étant héréditaire, certains individus naissent comme tels (woloso), mais bénéficient alors d’un statut moins précaire (en général, un tel esclave ne peut être vendu). D’après Bazin, « si la capture produit effectivement le j ò n, elle ne sert à la reproduction de sa dépendance que dans la mesure où cet événement strictement individuel est transformé en tare sociale qui se transmet à ses descendants, tout en s’effaçant de génération en génération » (op. cit. : 141). Avec le temps, le rapport de servitude peut être intériorisé sous la forme de liens clientélistes plus ou moins lâches.
On peut terminer ce bref rappel historique en soulignant l’importance quantitative du phénomène de l’esclavage dans les sociétés sahéliennes. Pour le cercle de Ségou 187 , Martin Klein estime, pour les dernières années du XIXe siècle, la population servile à 40% de la population (KLEIN, M. A. 1998 : 254). On peut donc souligner que la singularité du village de Kina est toute relative.
Au vu des travaux historiques disponibles sur la zone, on constate que l’affranchissement des familles de Kina s’inscrit dans un mouvement général de départ massif des esclaves de leurs lieux de servitude de la fin du XIXe au début du XXe siècle. Celui-ci est consécutif à la conquête coloniale, mais il faut prendre garde à ne pas prendre au pied de la lettre les discours anti-esclavagistes tenus par certains administrateurs coloniaux (l’ambition de mettre fin à l’esclavage est avancée comme une justification de la conquête par sa mission « civilisatrice »). En effet, les analyses historiques font ressortir les ambivalences de la politique coloniale, qui cherche avant tout à mettre fin au désordre causé par le trafic d’esclaves, et s’accommode de la persistance de l’exploitation des esclaves dans certaines zones (MIERS, S. & KLEIN, M. A. 1999 ; BOUCHE, D. 1968).
Enfin, certains de ces travaux permettent de mesurer les enjeux actuels de cette mémoire. Si son acception est différenciée selon les zones, la formulation de la question en termes d’honneur reste actuelle, si l’on suit M. Klein (KLEIN, M. A. 2005). On a pu constater sur notre terrain, par les difficultés à en parler, à quel point cette question est vive. Notons qu’il n’y a pas de discours (quelle que soit l’échelle considérée) où ce stigmate soit retourné en fierté ou exhibé dans une contestation radicale de ces hiérarchies implicites qui ne sont pourtant pas reconnues par l’Etat moderne.
Deux traits importants pour comprendre les pratiques actuelles de l’écrit dans le village d’enquête sont associés à l’expérience de l’esclavage. Le premier est directement lié à ce vécu commun, qui forge une identité villageoise caractérisée par le refus de se cantonner aux sphères où le stigmate joue à plein. Le second est indirectement dépendant de cette expérience : il s’agit de l’islamisation ancienne, acquise au moins à cette période auprès des Maraka.
On peut renvoyer notamment aux travaux de C. Meillassoux et à ceux de M. Klein (MEILLASSOUX, C. 1986 ; KLEIN, M. A. 1998).
1720 environ - 1861.
Le cercle (division administrative coloniale) de Ségou créé en mars 1893, regroupe alors les territoires des cercles actuels de Dioïla, Baraouéli, Bla, Ségou, Macina, San, Koutiala, Tominian et une partie du cercle de Koulikoro. Fana relève aujourd'hui du cercle de Dioïla.