L’islam comme identité

L’islam 196 représente également un champ où, aujourd’hui, le stigmate associé à l’origine des familles du village n’est pas, en théorie, pertinent (même si les groupes et les Etats musulmans de la zone ont eux-mêmes très largement pratiqué l’esclavage 197 ).

Les familles qui ont fondé le village ont connu une islamisation relativement ancienne, qui remonte au moins à la période passée auprès des Maraka, dont plusieurs informateurs soulignent l’érudition islamique. Les Maraka sont en effet réputés pour cette identité religieuse forte. Kina revendique aujourd’hui une place importante dans le champ religieux local.

Cette revendication s’articule à une mémoire de faits marquants, notamment le pèlerinage à la Mecque effectué par l’un des chefs de village, qui aurait été l’un des premiers du canton à le faire.

Les données du questionnaire ont permis de souligner la présence de plusieurs lettrés en arabe, comme nous l’avons vu ci-dessus (1.1.). Certes, nous avons signalé que deux d’entre les plus lettrés sont extérieurs au village. Cependant, quelques familles apparaissent comme des familles de lettrés en arabe. Dans plusieurs familles, la transmission d’une culture lettrée islamique apparaît comme un souci important, certains jeunes étant envoyés pour compléter leur formation dans des centres religieux plus importants, selon la pratique itinérante de l’enseignement avancé de l’islam. Cette pratique fait que certains jeunes de Kina sont en formation hors du village (nous pouvons citer le cas d’un jeune de 26 ans - non-résident- qui peut lire une lettre en arabe mais pas la copier, qui a été à la médersa à Fana, mais avait appris auparavant auprès de son grand-père à Kina, duquel il a hérité un Coran et d’autres écrits). Face à des villageois comme ceux de Balan qui ont abandonné il y a une dizaine d’années seulement les pratiques religieuses traditionnelles collectives, on peut souligner qu’il n’y a pas à Kina de mémoire de telles pratiques (même si des individus ont encore des pratiques de ce type à titre privé 198 ).

L’implantation d’une mosquée où est assuré le prêche du vendredi (jumamisiri), inaugurée en juillet 1998, a concrétisé ce statut particulier, au plan religieux, de Kina par rapport aux villages environnants. Cette mosquée draine en effet des villageois de tous les hameaux et villages voisins, y compris Balan. On peut aussi associer la création de la médersa en 2001 à ce dynamisme religieux au plan local.

En conclusion de cette section, nous allons tout d’abord revenir sur notre hypothèse principale, qui consiste à rapporter les différentes caractéristiques du village aux circonstances de sa fondation évoquées en 0. On peut avancer que les forts investissements repérés dans des champs où les formes « traditionnelles » 199 de légitimité ne sont pas dominantes sont liés au stigmate que constitue la condition d’esclavage connue par les familles fondatrices du village 200 . Il nous semble qu’une dynamique de l’ordre du repli (volontaire ou non) sur de tels domaines explique en partie les orientations prises par la communauté villageoise. En effet, les traits dégagés tiennent à un commun attachement à toutes les formes de légitimité où ne joue pas cette stigmatisation : dans l’ordre religieux, il s’agit de l’islam comme religion de l’universel par opposition aux pratiques liées à des cultes locaux liés à la terre ; dans l’ordre économique, il s’agit des formes de mise en culture préconisées par la CFDT ; dans l’ordre socio-politique, les marges de manœuvres sont plus étroites, car la résurgence du thème de l’origine est toujours possible. Le champ éducatif tel que le dessinent les institutions modernes d’éducation apparaît quant à lui comme un domaine à investir de manière privilégiée.

Dans ce champ, la question des langues est devenue centrale. De ce point de vue aussi, l’histoire complexe du village est à prendre en considération 201 . En effet, elle rend compte d’un attachement mesuré au bambara. Cet attachement est déclaré notamment dans des discours qui sont souvent des reprises des argumentaires des promoteurs de l’école bilingue : il est plus facile (parfois « il est mieux ») de commencer par apprendre « notre » langue. Il est également mis en avant dans d’autres contextes (« nous sommes bambara car nous parlons bambara », cf. encadré 4 inséré plus haut). On ne repère aucun discours de cette nature portant sur le soninké (marakakan), dont la connaissance disparaît au fil des générations sans qu’aucun discours de déploration ne se fasse entendre. Cependant, on peut parler d’un attachement mesuré au bambara, car aucune revendication identitaire forte n’est associée à cette langue. Le bambara apparaît ici pleinement dans son rôle de « forobakan », litt. langue de tous, langue véhiculaire. L’arabe et le français sont quant à eux présents comme langues de l’écrit dans la mémoire de l’histoire du village : le français de manière intermittente comme langue du papier, du document officiel, depuis la période coloniale ; l’arabe comme langue religieuse qui confère un prestige important aux familles qui ont perpétué la tradition lettrée liée à l’islam acquise auprès des Maraka.

Notes
196.

Différents courants de l’islam sont représentés au village : certains se rattachent à la confrérie de la Tijjaniya (caractérisée notamment par une pratique importante du chapelet) ; le mouvement plus récent d’Ansar Dine, cité ci-dessus en , est aussi présent. Rappelons qu’au Mali l’appartenance confrérique n’est pas très marquée.