Hypothèse : des socialisations à l’écrit plurielles, voire hétérogènes

Notre hypothèse de travail est que les pratiques d’écriture en milieu plurilingue peuvent être mieux comprises et analysées si on les rapporte aux trajectoires des scripteurs, qui sont souvent passés par une pluralité de filières éducatives et ont connu diverses expériences de l’écrit. Pour analyser ces parcours, nous allons travailler dans la perspective développée par Bernard Lahire qui consiste à prendre en compte l’« hétérogénéité des expériences socialisatrices » (LAHIRE, B. 1998 : 36). Il faudra, comme nous l’avons déjà indiqué, identifier le champ de pertinence de cette problématique sur notre terrain, et nous demander, plus précisément, dans quelle mesure cette approche est éclairante pour chacune des générations lettrées considérées. En effet, si la plupart des enquêtés sont passés par une pluralité de contextes de socialisation à l’écrit, cela ne signifie pas que ceux-ci puissent être toujours décrits comme hétérogènes. L’hypothèse d’une hétérogénéité possible nous permet de porter la plus grande attention aux cas éventuels où cette pluralité d’expériences n’irait pas de soi (soit diachroniquement, soit synchroniquement), mais ne doit pas nous conduire à négliger les cas où les différents contextes de socialisation à l’écrit s’articulent de manière cohérente.

Nous nous appuyons sur les données de l’ethnographie, qui permettent de reconstituer l’ensemble des socialisations à l’écrit connues par chaque enquêté, que ce soit durant sa socialisation primaire 204 (scolaire, familiale) ou sa socialisation secondaire (alphabétisation à l’âge adulte, formations professionnelles, expériences migratoires).

Les socialisations à l’écrit les plus importantes sont celles qui prennent place dans les institutions éducatives qui se donnent pour objet l’acquisition de techniques et de savoirs lettrés. Les individus y acquièrent non seulement des compétences techniques linguistiques (apprendre une langue quand il s’agit du français ou de l’arabe) ou scripturales (apprendre un alphabet, savoir lire, écrire, compter), et des savoirs scolaires (la grammaire, l’orthographe, etc.) ou professionnels (tenir une comptabilité par exemple), mais aussi un ensemble de dispositions. Parmi ces dernières, nous retiendrons essentiellement celles qui concernent les habitudes d’écriture 205 . Celles-ci sont à la fois des gestes d’écriture (faire un brouillon, présenter un résultat sous forme de tableau, etc.) qui supposent la maîtrise de genres et de modèles scripturaux, et des manières de penser. Elles engagent des représentations de l’écriture, des savoirs écrits et des rapports des différentes langues de l’écrit. Ces dispositions s’acquièrent à travers des pratiques, souvent langagières à l’école où l’explicitation par le discours est importante, mais aussi corporelles (par exemple la copie dans sa dimension d’incorporation d’habitudes lettrées). Ces pratiques sont contraintes par des dispositifs institutionnels (les pratiques enseignantes encadrées par des textes réglementaires particulièrement précis en ce qui concerne l’école bilingue) et matériels (l’environnement graphique de la classe, la disposition des auditeurs par rapport à l’enseignant, etc.).

Pour ce qui est des socialisations à l’écrit qui prennent place au sein d’une filière éducative, et notamment la socialisation scolaire, deux approches différentes sont disponibles, comme le rappelle Muriel Darmon : on peut porter « un regard ex post (…) sur une socialisation analysée du point de vue de sa fin et de certains de ses produits, ou bien un regard synchrone sur une socialisation en train de se faire » (DARMON, M. 2006 : 90-91). Ces deux « orientations du regard sociologique » renvoient, dans la tradition sociologique, à des cadres théoriques différents 206 plus qu’à des méthodes d’enquêtes distinctes. Le fait de travailler sur des entretiens, qui rendent compte rétrospectivement des expériences de formation, n’interdit pas d’appréhender « la socialisation en train de se faire », de même qu’une enquête par observations peut se donner les moyens de restituer aux interactions observées leur profondeur dans la trajectoire des acteurs (en remarquant ce qui relève de gestes incorporés par exemple). Nous disposons de différents matériaux pour appréhender la socialisation scolaire 207 . Pour ce qui est des entretiens, ceux de la série K comportent une première partie sur les formations (scolaires, d’alphabétisation, professionnelles), que nous avons tenté, par des relances, de développer dans le sens de récits de situations précises qui permettent de saisir des pratiques, plutôt que de laisser les enquêtés construire un discours rétrospectif sur leur expérience scolaire. Précisons que la socialisation scolaire renvoie non seulement à ce qui se passe à l’école, mais aussi aux contacts avec les enseignants et avec les pairs fréquentés en dehors du cadre scolaire. Par ailleurs, les documents recueillis permettent d’observer l’usage de normes, de modèles et de codes scripturaux 208 dont on peut souvent identifier le contexte d’acquisition. La socialisation à l’écrit via l’alphabétisation et les formations de post-alphabétisation est de même reconstituée d’une part à partir des entretiens 209 , d’autre part à travers l’analyse des productions écrites.

Les trajectoires associent souvent plusieurs langues et filières, ce qui pose le problème de l’articulation de ces langues et filières entre elles, et permet d’aborder la question de ce qui se transfère d’une filière à l’autre, d’une langue à l’autre. Ce dernier domaine d’investigation est pleinement développé dans le chapitre 1.3. sur une de ces générations lettrées. Pour les autres, ces éléments ne sont signalés que quand ils apparaissent comme des traits partagés. L’attention à la pluralité des socialisations à l’écrit a pour but de dégager des configurations récurrentes qui rendent compte de l’homogénéité relative des expériences de chaque génération.

Les autres socialisations à l’écrit, dans le cadre familial (avec les problèmes d’échelle que cela pose) ou dans des contextes professionnels ou migratoires font l’objet d’une approche moins systématique (elles ne sont pas toujours présentes dans un parcours individuel) mais que nous essayerons d’approfondir en nous appuyant sur des cas. Il faut être attentif à la durée de l’expérience de l’écrit, au contexte institutionnel ou non de son apprentissage notamment. La question que posent ces formes de socialisation est celle de leur articulation avec la ou les socialisations à l’écrit dans des cadres plus formels d’apprentissage. Quelles sont les continuités et les ruptures observables ? L’objectif est de dégager des traits récurrents dans l’articulation des différentes socialisations à l’écrit. Nous verrons, par exemple, que selon les générations, la socialisation professionnelle à l’écrit peut intervenir dans le prolongement de la formation, en en prenant le relais ou au contraire dans une relative rupture (linguistique notamment) avec elle.

Cette mise en place des générations lettrées permet d’identifier des profils en articulant les caractéristiques sociales (le sexe, l’origine familiale), les trajectoires dans leur complexité (configuration des différentes socialisations à l’écrit), et les usages sociaux de l’écrit. Nous n’étudierons pas les usages pour eux-mêmes (les 2ème et 3ème parties de ce travail en constituent une analyse approfondie), mais seulement dans la mesure où leur considération est utile pour comprendre les profils.

Notes
204.

Nous distinguons socialisation primaire et socialisation secondaire selon le moment du cycle de vie où chacune intervient : la socialisation primaire, pour l’enfance et l’adolescence ; la socialisation secondaire à l’âge adulte (DARMON, M. 2006 : 9-10).

205.

Nous n’analyserons pas pour elles-mêmes d’autres dimensions pourtant fondamentales de la socialisation scolaire telles que le rapport au corps, à l’autorité, ou encore au temps.

206.

La première approche, fonctionnaliste, tend à considérer la socialisation comme un processus continu d’imposition culturelle qui permet de doter l’individu d’un système normatif cohérent. Inversement, l’interactionnisme souligne la part de l’individu dans ce processus, opérant ses propres choix et redéfinissant les situations d’apprentissage (DARMON, M. 2006 : 73-98).

207.

Nous avons par ailleurs mené des observations à l’école, en 2003 et 2004. Il nous semble toutefois difficile de nous servir directement de ces matériaux pour reconstituer la socialisation scolaire connue par les enquêtés il y a 20 ou 25 ans, en raison notamment du tournant que constitue l’adoption d’une nouvelle pédagogie bilingue, la pédagogie convergente, dans les années 1990.

208.

Nous définirons l’usage que nous faisons de ces concepts en 2.1.4.2.

209.

Nous n’avons pas pu observer de session d’alphabétisation à Kina car les dernières remontent à la fin des années 1990.