1.2.2.2. Les deux premiers « anciens élèves »

Enjeux d’une approche biographique

Les travaux d’historiens comme ceux de Carlo Ginzburg sur le meunier Menocchio (Frioul, XVIe siècle) ou de Jean Hébrard sur l’autodidacte Valentin Jamerey-Duval (Yonne, XVIIIe siècle) ont mis en évidence l’intérêt d’une approche biographique pour des cas d’acculturation exemplaires (GINZBURG, C. 1980 ; HÉBRARD, J. 1985).

La double dimension d’exemplarité sociale assumée et d’exemplarité théorique est manifeste dans les deux cas que nous allons étudier ici. Il s’agit des deux premiers villageois à avoir été scolarisés de façons significative 210  : Soumaïla Konaté, né en 1928 ; Demba Coulibaly, né en 1932. Leurs trajectoires combinent diversement scolarisation en français et apprentissage, puis enseignement, du bambara. Même s’il ne s’agit pas, comme pour Jamerey-Duval, d’autodidaxie (dans ce cas la singularité est manifeste et revendiquée), le fait d’être les premiers scolarisés du village en fait des cas à part dans le contexte d’une société traversée par l’écrit mais peu lettrée. Il est significatif que ces deux enquêtés soient parmi les rares qui se soient saisis de la forme de l’entretien biographique pour proposer des récits qui sont visiblement déjà disponibles. L’élan d’une carrière (chez Demba) ou d’une destinée individuelle d’exception (pour Ba Soumaïla) donne forme à cette mise en récit.

Aussi avons-nous retenu pour ces deux cas, les seuls qui concernent la période qui précède 1971, une approche par portraits. Nous discuterons en conclusion de cette sous-section la pertinence du terme de génération pour les qualifier. Quant à l’appellation « ancien élève », il s’agit d’une catégorie indigène qui en dit long sur le statut que confère un passage sur les bancs : on dit « ancien élève » (en français comme en bambara 211 ), comme on dit « ancien combattant ». Nous avons pris le parti, ici comme pour les périodes qui suivent, de reprendre cette catégorie.

Notes
210.

Quelques autres villageois ont été recrutés pour l’école, mais aucun n’y a passé plus d’un an.

211.

L’expression « kalanden jolen », qui est employé dans ce contexte, est une forme composée sur « kalanden », élève, son sens littéral exact nous échappant (nous interprétons « jolen » comme le participe passé de « ka jo », être en activité, mais cela n’est pas entièrement satisfaisant au niveau du sens). L’usage en est clair, puisque ce terme désigne quelqu’un qui a été scolarisé et qui a encore une maîtrise des compétences scripturales. Dans notre corpus d’entretiens, il est utilisé aussi bien pour des personnes passées par l’alphabétisation pour adultes (dans ce cas il constitue la traduction de « néo-alphabète ») que pour des scolarisés - dans ce dernier cas il est réservé à des personnes ayant un niveau de fin du premier cycle ; dans un cas unique il est employé dans le contexte de l’apprentissage coranique.