Une génération ?

Ces deux trajectoires exemplaires combinent une scolarisation en français et un apprentissage du bambara (décrit comme aisé), puis des activités professionnelles ou d’organisation de la vie collective, menées en partie dans cette langue.

Il s’agit de deux hommes, parmi les tout premiers lettrés, issus de familles socialement reconnues. Leur formation initiale, à l’école (en français seulement), s’est faite durant la période coloniale. Leur formation ultérieure en bambara a pris place dans les deux cas à l’âge adulte.

Etant passés par deux filières d’apprentissage qui s’appuient sur deux langues de l’écrit différentes, le français et le bambara, ces deux individus disposent d’un répertoire scriptural qui correspond, dans les deux cas, à une répartition des langues assez nette. Professionnellement, le français a été valorisé, d’abord pour lui-même (c’est évident pour Demba, embauché à la CFDT à une époque où la langue de travail était le français, mais Ba Soumaïla aussi a utilisé le français pour ses fonctions d’administration du village), puis comme tremplin vers le bambara. Le bambara est valorisé sur le tard dans leur fonction de passeurs d’écrit. Les usages écrits du bambara sont liés à des fonctions professionnelles ou à des pratiques au service de la collectivité. Pour les usages personnels, ils recourent tous deux au français.

Diachroniquement, leur profil montre une forte articulation des contextes scolaire d’une part, professionnels et collectifs de l’autre, les seconds s’inscrivant dans le prolongement du premier. Le contexte de rareté des compétences scripturales, en français comme en bambara, fait que le capital scolaire est rapidement converti en capital social, leur donnant à tous deux un statut de notables locaux, et même l’accès à un emploi rémunéré dans le cas de Demba. Synchroniquement, leur répertoire scriptural est double, chaque langue renvoyant à des domaines d’usages distincts.

Parler de « génération » pour ces deux individus est sans doute excessif 223 . Il nous semble cependant utile de les rapprocher, en raison de la proximité objective de leurs parcours, mais aussi parce que des représentations communes sont associées à leurs trajectoires, qui jouent un rôle de modèle et interviennent à titre de point de comparaison dans les représentations locales. Au niveau du village, nous les désignerons donc de manière opératoire comme la première génération lettrée (GL 1) afin d’indiquer que les suivantes se constituent en partie par rapport à eux.

Notes
223.

Du moins à l’échelle du village qui est la nôtre. A l’échelle du Mali ou de l’A.O.F, il est probable que leurs trajectoires renvoient à des configurations récurrentes. Nous ne pouvons qu’avancer cette hypothèse, faute de travaux historiques portant spécifiquement sur les premiers villageois passés par l’école mais restés au village (comme Ba Soumaïla) ou dans un ancrage rural fort (comme Dramane au cours de sa carrière à la CMDT). Les études socio-historiques disponibles traitent plutôt de ceux dont la réussite scolaire a permis une sortie durable de la condition paysanne, devenant infirmiers ou instituteurs notamment.