Mamoutou Coulibaly, qui assume aujourd’hui la charge de responsable administratif du village, représente la réussite sociale la plus marquée de sa génération. Son parcours tient certes à ses caractéristiques propres (statut de sa famille, position au sein de cette famille, trajectoire individuelle marquée par l’alphabétisation et les migrations), mais s’explique aussi par le contexte dans lequel il a accédé à l’âge adulte. On voit donc sur ce cas la spécificité de cette génération, qui a connu une offre de formation pour adultes exceptionnelle (avec un investissement conjoint de la DNFLA et de la CMDT) et une valorisation sociale des compétences lettrées immédiate.
Mamoutou Coulibaly est né en 1953 dans une des grandes familles du quartier du centre (il est le petit-fils du chef de village qui a fait reconnaître Kina par l’administration en 1959). Il a été quelques années à l’école coranique, sans revendiquer de compétences particulières en arabe 224 .
Il a commencé l’alphabétisation à ses débuts dans le village (1971-1972), à 18 ans. Pendant deux mois, il a suivi les cours du soir proposés par Ba Soumaïla, cela « lui a plu » (K 1) et il a demandé à son père de partir à Fana dans l’un des centres saisonniers de la CFDT, où il a suivi une formation de 9 mois, incluant une alphabétisation en bambara 225 . Suite à cette formation, il y est retourné régulièrement pour des « recyclages » plus courts. Au bout de deux ans, il a pu être formateur d’alphabétisation au village, ce qu’il commente ainsi : « A waati kalandenya tun ka teli, ne ye san fila kε kalandenya na ka bɔ ka karamɔgɔya kε », A l’époque, la formation allait vite, j’ai été auditeur durant deux ans et de là je suis devenu formateur (K 1). La « rapidité » de la formation peut s’entendre comme renvoyant à la fois à l’apprentissage lui-même (bien que celle-ci soit toute relative, puisqu’il s’agit d’un apprentissage intensif), mais plus probablement à l’immédiateté des débouchés. Mamoutou Coulibaly a assumé le rôle d’animateur 226 pendant trois ans au village, avant de s’établir plusieurs années dans des villages voisins pour cultiver, puis de partir en migration en ville, à Koutiala où il a vécu de 1984 à 1987. Il y a travaillé dans des conditions matérielles difficiles (comme nous l’apprend le récit de vie effectué avec sa première épouse AC, qui l’a accompagné, R 7), essentiellement à des activités de commerce (revente de céréales, commerce entre villes de denrées alimentaires).
Revenu au village au moment où son père a accédé à la chefferie, il s’est mis à cultiver et à s’investir dans l’AV. C’est à cette époque que les tâches effectives de gestion de la collectivité lui ont été confiées 227 . Il a effectué une formation s’appuyant sur le bambara écrit, d’une durée de 15 jours en 1993. Mise en place par une ONG, cette formation visait à développer des compétences en gestion (apprendre à tenir une comptabilité, un cahier de caisse, etc.). Le recouvrement des impôts lui a alors été confié. Il est également devenu le premier interlocuteur des intervenants extérieurs, tenant par exemple une pharmacie villageoise pendant plusieurs années. Il a suivi un grand nombre de formations de post-alphabétisation, dans le cadre de la CMDT (formations techniques) ou d’autres organisations de développement.
Il s’est maintenu en tant que responsable administratif à la mort de son père en 1998, et à travers les deux années de crise (et de vacance de la chefferie) qui ont succédé. La chefferie étant revenue au petit frère de son père, dans la même concession, il a pu continuer à exercer cette fonction jusqu’à aujourd’hui. A la mort de son père, l’exploitation familiale s’est scindée entre son frère (faden, frère d’une autre mère) et lui. Les deux exploitations sont notées A par la CMDT ; celle de Moussa, qui cultive près de 10 ha de coton, apparaît comme particulièrement prospère. Il dispose de troupeaux importants, et a les moyens d’embaucher chaque année à demeure un travailleur agricole pour toute la saison agricole (pour compenser le manque de main d’œuvre dû au nombre d’enfants réduit qu’il a).
La plus importante de ses fonctions actuelles, en dehors de son statut de responsable administratif du village, est d’être membre de la commission de la caisse locale de la banque paysanne Kafo Jiginεw à Fana. Il s’y déplace (doté pour cela d’une petite moto) deux fois par semaine, perçoit des indemnités, et est régulièrement consulté par une partie des villageois qui se renseignent sur leurs possibilités d’accès au micro-crédit.
Nous étudierons plus loin certaines de ses pratiques en détail (notamment la notation de dates de semis agricoles sur un cahier personnel). Celles-ci sont exclusivement en bambara ; elles viennent, pour l’essentiel, en appui à ses tâches de gestion de la collectivité et d’organisation de son exploitation agricole.
Le cas de Mamoutou Coulibaly est celui d’une réussite sociale remarquable, où l’alphabétisation lui permet de se distinguer au sein d’une famille déjà bien dotée (socialement et économiquement). On peut repérer la conjonction de trois ordres de facteurs. Premièrement, sa trajectoire se développe dans un contexte socio-économique où l’accent est mis sur le développement, les intervenants extérieurs, agents de développement ou administration, offrant des formations et cherchant des interlocuteurs lettrés à qui confier des responsabilités. En particulier, il s’agit de l’époque où la CMDT s’engage le plus dans l’encadrement et la formation des paysans. Deuxièmement, on peut identifier un effet de génération socio-historique à l’échelle du village : ces premiers lettrés en bambara sont formés dans un contexte de rareté des compétences, où celles-ci sont immédiatement valorisées socialement. Troisièmement, on peut souligner un effet de position, lié à l’appartenance de Mamoutou Coulibaly à une famille détentrice d’un capital social et économique important mais où personne n’était lettré ni en français ni en bambara avant lui. Face à des frères aînés pour la plupart non lettrés (un seul étant lettré en arabe), il a pu accéder à des postes de responsabilités à leurs dépens grâce à l’alphabétisation.
Interrogé sur ce point, il répond « moi c’est l’alphabétisation que j’ai suivie », avant de préciser qu’il a été un peu à l’école coranique une fois la question renouvelée. Ce genre d’échange est fréquent, qui montre que les enquêtés s’identifient volontiers à une filière (sira, voie) d’éducation, et qui fait que l’on a du mal à les faire parler d’apprentissages qu’ils considèrent comme secondaires par rapport à la filière qu’ils revendiquent premièrement.
B. Dumont, responsable de l’équipe de l’UNESCO chargée d’assister le gouvernement malien dans la mise en place de l’alphabétisation en zone CMDT rapporte ainsi cet épisode : « en juillet 1971, la Direction de l’alphabétisation et celle de l’Opération coton ont tenté une expérience d’application intensive du programme avec les jeunes adultes du Centre d’animation rurale de Fana (Cercle de Dioïla) ; il s’agissait de concentrer en huit mois de séances régulièrement suivies les 50 séquences des deux phases [dont chacune correspond en principe à une année d’enseignement] » (DUMONT, B. 1973: 51).
Les animateurs sont chargés d’organiser les sessions d’alphabétisation et de les assurer, et se voient confier par l’agent CMDT des tâches de vulgarisation agricole.
Le statut de « responsable administratif » du village est ambigu. Aucune procédure formelle de désignation (par un vote par exemple) n’est suivie. Il semble qu’il revienne au chef coutumier de désigner quelqu'un de confiance pour assumer l’exercice effectif du pouvoir, les relations avec l’administration. Celle-ci pour sa part reconnaît ce responsable en le prenant comme interlocuteur.