1.2.3.3. Des lettrés reconnus

Dans quelle mesure l’analyse de ce cas singulier met-elle au jour des dynamiques partagées ?

Tout d’abord, on relève chez tous les individus de cette génération, comme dans le cas de Moussa, des modes de formation relativement intensifs.

L’alphabétisation dans les premiers temps se faisait en sessions du soir (de 20h à 22h ou 23h), quotidiennement, alors qu’à partir de l’intervention de la CMDT ce sont des sessions annuelles de 35 ou 45 jours qui ont été organisées. Même si le créneau horaire de la soirée pose des difficultés spécifiques (nécessité de trouver de quoi alimenter les lampes à pétrole ; fatigue des auditeurs après une journée de travail physique notamment), il permet de maintenir de manière continue un contact avec l’écrit, alors que dans le cas d’une session annuelle, les acquis ont le temps de disparaître.

De plus, tous les enquêtés ont suivi après l’alphabétisation des formations professionnalisantes de durée variable, mais au minimum par sessions de 15 jours. Ces formations de post-alphabétisation effectuées hors du village correspondent à des moments intensifs d’apprentissage. Elles signalent également la reconnaissance sociale du statut acquis à l’alphabétisation car elles requièrent des compétences lettrées (au moins celle de copier sur un cahier ce qui est écrit sur un tableau). Aussi, être désigné par le village pour aller suivre une formation (le village envoie en général une ou deux personnes par formation) est un signe important.

Un cas de formation professionnelle de longue durée, comparable à celle suivie par Moussa, est celui de Sinaly Diabaté. Issu d’une famille de forgerons (numu), il a d’abord suivi l’alphabétisation à Kina vers 1975 en cours du soir durant un an. Puis il a été recruté dans le cadre d’un programme de modernisation des métiers de la forge mis en place par la CMDT, qui l’a amené à effectuer une formation de trois ans dans une autre région du Mali. Celle-ci s’appuyait principalement sur l’écriture en bambara. A son retour, il est devenu « forgeron du village » aux yeux de la CMDT, chargé d’équiper les villageois en charrues. On peut signaler qu’un des rares écrits dans l’espace public est constitué par le beau panneau métallique qui signale sa forge, située sur la route qui traverse le village.

La rentabilité sociale des compétences peut être cependant moins massive, comme le montrent les cas de Baïné Traoré, Sidi Sidibé et Kandé Konaté, alphabétisés dans les mêmes années, mais dont le statut n’a pas radicalement changé, puisque l’essentiel de leur activité est resté l’agriculture au niveau de leur exploitation individuelle. Leurs compétences les ont amenés à occuper des postes tels que secrétaire ou trésorier dans le bureau de l’AV à partir de sa création en 1977 (les postes se multipliant avec la scission en trois AV dans les années 1990). Ils ont tous été régulièrement sollicités pour différents projets (banques paysannes, ONG…), qui les ont amenés à se déplacer hors du village, à percevoir des dédommagements financiers même minimes, et à prendre un rôle d’intermédiaires entre ces structures et les villageois. On peut expliquer cette rentabilité sociale différenciée des compétences lettrées par le statut socio-économique de leur famille.

Enfin, ils ont un profil proche quant aux langues de l’écrit qu’ils maîtrisent : le bambara et parfois l’arabe, à l’exclusion du français. Pour ce qui est de l’arabe, signalons que deux d’entre eux ont avant l’alphabétisation connu un apprentissage coranique prolongé (6 et 7 ans d’école coranique), l’un d’entre eux déclarant que cet apprentissage antérieur lui a facilité l’apprentissage du bambara (K 13). Dans leurs pratiques, le bambara, seule langue de l’écrit (sauf dans les cas des deux lettrés en arabe), peut être utilisé pour des usages plus personnels, qui eux aussi apparaissent dans une relative continuité avec les usages professionnels.

Dans leurs propos, on voit apparaître la notion d’une époque pour caractériser le moment de leur formation (par exemple dans l’extrait d’entretien avec Mamoutou Coulibaly cité plus haut). Certains d’entre eux étant proches en termes d’âge évoquent leur formation comme une expérience vécue dans le cadre d’un groupe de pairs. Cependant, l’expression explicite d’une identité commune n’apparaît pas dans les entretiens dont nous disposons, ce qui nous interdit d’élargir le sens de génération au sens historique du terme, pour cette génération lettrée-là.

On peut donc conclure que les premiers alphabétisés (GL 2) constituent une génération au sens d’un groupe d’individus ayant effectué leur formation dans des circonstances proches (et souvent ensemble) et dont les compétences ont été, à des degrés divers, reconnues par le village. On peut parler dans leur cas de deux moments de la socialisation à l’écrit : un premier temps de formation (l’alphabétisation en bambara, qui dans certains cas prend le relève d’une formation coranique), approfondi, dans un second temps, par les formations professionnelles (techniques agricoles et de gestion de la collectivité). La socialisation à l’écrit apparaît relativement homogène.