Compétences et usages

Le transfert des compétences lettrées du français, langue unique de la scolarisation, au bambara, est ici encore décrit comme aisé (Moussa Camara, 7ème, K 48). Il suppose tout de même un apprentissage. Par exemple, Soumana Coulibaly (5ème, K 60) qui n’a pas reçu de formation spécifique en bambara dit pouvoir lire et écrire dans cette langue, mais souligne qu’il n’a pas le niveau de ceux qui sont passés par l’alphabétisation : « Awɔ, n b’a sεbεn, k’a kalan, mais a tε "fort" i n’a fɔ balikukalandenw ta cogoya », Oui, je le lis et l’écris, mais ce n’est pas aussi fort que dans le cas des alphabétisés.

Le transfert des compétences du français au bambara est donc décrit comme moins évident que dans les cas décrits précédemment de Ba Soumaïla Konaté et Demba Coulibaly (GL 1). On peut expliquer cela premièrement par un facteur technique : la réforme de l’orthographe du bambara, intervenue en 1982 et qui a introduit des lettres empruntées à l’alphabet phonétique international (cf. Introduction 0.2.1.1). Le transfert immédiat des compétences scripturales du français au bambara devient moins évident : si la logique de l’assemblage syllabique demeure, de nouvelles lettres sont à apprendre.

On peut avancer une deuxième hypothèse, liée à l’émergence d’un groupe de lettrés caractérisés par leurs compétences lettrées en bambara, les alphabétisés (GL 2). Dans ce contexte d’une formalisation de l’apprentissage de cette langue, les compétences lettrées en bambara peuvent être appréhendées par les scolarisés comme beaucoup plus spécifiques, se référant non seulement à l’activité de décodage et d’encodage mais aussi à une maîtrise de savoirs linguistiques de base (les règles de l’orthographe du bambara) et d’aptitudes particulières (par exemple poser une opération en bambara suppose tout un vocabulaire métadiscursif pour expliciter les opérations faites : « je pose tant », « je retiens tant », etc.).

Il faut enfin souligner que le niveau scolaire atteint en français peut être facteur d’une plus ou moins grande aisance dans le transfert (ce que suggèrent les deux cas cités ici, mais que nous ne pouvons généraliser faute de disposer d’un corpus suffisamment fourni sur ce point).

On est donc en présence soit de bi-alphabétisés (au sens qu’on a donné à ce terme d’individus passés par les deux filières), qui ont appris les deux langues dans des filières distinctes, soit de lettrés en français qui peuvent avoir des pratiques de l’écrit en bambara (appris informellement auprès de quelqu’un ou par soi-même) mais qu’ils considèrent comme marginales.

Même dans le cas des bi-alphabétisés, la formation en bambara intervient comme une formation seconde à l’écrit, qui se surajoute à la première plus qu’elle ne la prolonge, donnant lieu à des pratiques distinctes. L’alphabétisation pour adultes apparaît dans une fonction de socialisation pré-professionnelle à l’écrit, de même que les formations de post-alphabétisation. Ainsi, Moussa Camara (7ème, puis alphabétisation en bambara pendant 2 ans) déclare, comme Toumani Sanogo, privilégier le français pour ses usages personnels (K 48). Ses cahiers témoignent d’un partage des langues rigoureux, comme nous le verrons en 3ème partie. Par rapport à d’autres scripteurs de cahiers passés par l’école bilingue (GL 4) et dont les cahiers mêlent les langues, ce cas témoigne d’une distinction des langues selon les usages.

Au sein du groupe des scolarisés, ceux qui ont atteint la fin du premier cycle sont ceux pour lesquels la scolarisation apparaît comme une expérience fondatrice. Nous prenons le parti de constituer nos générations de scolarisés en retenant ceux qui ont atteint la 6ème, qui forment un groupe relativement homogène et dont le statut social apparaît comme changé par leur capital lettré.

Abordant le premier groupe de scolarisés, nous nous trouvons face à des individus qui font l’expérience commune d’un changement important de leurs conditions matérielles d’existence par rapport à celles de leurs aînés. La scolarité, si elle est prolongée, permet un certain évitement du travail agricole et domestique. Celui-ci demeure toutefois relatif tant que la scolarisation a lieu à Kina ou Balan. Le départ pour Fana le rend définitif, ce que trahissent les crises liées au départ à Fana (réalisé ou seulement prévu) qui sont un des points d’ancrage des récits des enquêtés et sur lesquels nous reviendrons plus loin (cf. infra 0). L’expérience scolaire partagée est le support de souvenirs scolaires qui constituent le point d’appui d’une conscience commune.

Du point de vue de leurs socialisations à l’écrit, ces premiers scolarisés (GL 3) se caractérisent par une répartition nette des usages selon les langues, le bambara cantonné à des usages professionnels ou collectifs. Le plurilinguisme à l’écrit apparaît parfois comme une ressource dans un procédé de distinction, le français signalant une sphère réservée. La rentabilisation sociale des compétences est un trait partagé pour ceux qui, ayant atteint la 6ème sont restés au village. Plusieurs de ceux qui ont poussé le plus loin leur scolarité sont établis en ville.

Les faibles effectifs sur lesquels nous raisonnons ne nous permettent pas de tirer de conclusions définitives sur les scolarisés, mais indiquent des pistes d’analyses qui seront approfondies en considérant la deuxième génération de scolarisés.