Nous inscrivons ce questionnement dans le cadre théorique d’une sociologie de la socialisation, sociologie de l’éducation au sens large, qui considère que les individus sont façonnés par la société dans laquelle ils vivent. Nous nous inspirons plus particulièrement de la théorie de la socialisation développée par Bernard Lahire, qui accorde une place centrale dans l’analyse à la pluralité des cadres socialisateurs traversés par un même individu (LAHIRE, B. 1998, 2002; LAHIRE, B. 2004). Mais est-il légitime d’importer ce modèle théorique élaboré à partir d’enquêtes empiriques portant sur les sociétés occidentales contemporaines (le plus souvent la société française) dans un contexte différent ? La première des « Propositions » qui figurent à la fin de La culture des individus inscrit en effet la réflexion dans un contexte historique et géographique déterminé : « Nos formations sociales (industrialisées, étatisées, scolarisées, etc.) sont le produit d’un long mouvement historique de complexification et de différenciation des fonctions, dans tous les domaines de la vie sociale » (LAHIRE, B. 2004 : 737). Cette hypothèse historique globale est rapportée à des auteurs fort divers, tels Elias, Durkheim, Weber ou Bourdieu, dont Bernard Lahire ne retient ici que la convergence. Notre propos n’est pas de discuter cette hypothèse historique d’ensemble (dont il faudrait analyser les formulations très variables d’un des auteurs cités à l’autre). Elle nous semble simplement problématique dans sa généralité, et dans ce qu’elle suggère, un peu rapidement, de toutes les sociétés, lointaines dans le temps ou l’espace, qui seraient à l’écart de ce mouvement. Cette mise au point nous paraît importante car deux manières d’étendre le champ de pertinence d’une théorie de la socialisation plurielle s’offrent à nous : soit, acceptant le postulat historique d’une évolution spécifique liée à ce qu’on pourrait appeler la modernité occidentale, on considère que les sociétés contemporaines des pays en développement participent plus ou moins pleinement à ce mouvement, ce qui justifie qu’on utilise les mêmes outils conceptuels pour les analyser ; soit on essaye de trouver, dans des contextes socio-historiques précis, des champs locaux de pertinence de cette problématique, sans préjuger de son application générale.
C’est cette seconde position que nous retenons, en considérant que l’histoire de l’aire mandingue ne se ramène pas un procès linéaire de différenciation, ni avant la colonisation, ni depuis celle-ci.
Durant la période précoloniale, la zone située autour du Bani, un affluent du fleuve Niger connaît des turbulences politiques importantes. Cette région est constituée de communautés essentiellement paysannes avec des noyaux de marchands islamisés (jula et maraka) et de lettrés musulmans provenant des villes sahéliennes et sahariennes. Ces centres urbains qui s’étaient constitués aux marges de l’empire du Mali (XIIIe au XIVe siècle) ont survécu à son démantèlement (PERSON, Y. 1968). L’espace politique est faiblement centralisé et caractérisé par des formes éphémères d’alliance entre communautés villageoises.
Au XIXe siècle, l’émergence d’Etats esclavagistes dont le développement est favorisé par la mise en place de la traite atlantique, notamment le royaume bambara de Ségou (1720 environ - 1861) crée un climat d’insécurité générale (raids guerriers, simples pillages, etc.), mais aussi une occasion de confrontation entre des idéologies différentes. Jean Bazin repère ainsi des conceptions distinctes du pouvoir politique et de la place de l’individu qui sont en jeu et en concurrence au sein même du royaume de Ségou (BAZIN, J. 1988a). L’anthropologie, en restituant une profondeur historique aux sociétés colonisées et en les réinscrivant dans des circuits d’échanges à large échelle, invite donc à la plus grande prudence quant à l’évaluation de la rupture qu’a constituée la colonisation. Nous discuterons plus précisément l’hypothèse d’un processus d’individualisation croissant en lien avec la colonisation (cf. supra 2.2.2.1), mais il est clair dès à présent qu’on ne peut pas considérer ce moment comme un début non questionné pour l’ensemble des processus associés à la modernité (individualisation, différenciation des sphères d’activité, etc.).
Cependant, l’idée d’une coupure entre « tradition » et « modernité », si elle est épistémologiquement discutable, est bien subjectivement perçue par les acteurs. L’école, et plus largement les structures éducatives formelles (l’alphabétisation pour adultes, la médersa) sont considérées comme constituant un champ distinct de celui de l’expérience ordinaire 241 . De même, l’expérience urbaine est souvent décrite dans sa différence radicale d’avec le mode de vie villageois.
A partir de ces deux ordres d’expérience précisément identifiés, les institutions modernes d’éducation et les migrations, notamment urbaines, on peut donc justifier la pertinence d’une théorie de la socialisation plurielle pour les individus dont la trajectoire comprend l’une ou l’autre de ces dimensions. Il s’agit de deux domaines clairement séparés, par une distance spatiale dans le cas de la ville, par des temps et lieux spécifiques, dans le cas des institutions éducatives présentes au village. Ils sont subjectivement appréhendés comme en rupture avec les autres expériences (socialisation familiale auprès de parents notamment). Ce choix de retenir ces grands domaines comme constitutifs d’une socialisation plurielle ne préjuge pas d’autres expériences possibles de la pluralité (liées au mariage pour une femme, à l’exercice d’une activité professionnelle particulière, à une configuration familiale singulière, etc.). Nous pourrons faire appel ponctuellement à certains de ces éléments dans l’analyse d’une trajectoire biographique, mais nous ne systématiserons pas le raisonnement jusqu’à en faire des facteurs qui justifieraient une extension générale de la théorie.
Comme dans bien des cas de transfuges de classe, la conscience d’être entre deux univers distincts caractérise cette expérience. Elle est souvent mise en scène dans la littérature, par exemple dans le chapitre « A l’école des Blancs » du premier tome des mémoires de Amadou Hampâté Bâ (BA, A. H. 1991), ou encore dans le roman du Sénégalais Cheick Amidou Kane L’aventure ambiguë(KANE, C. H. 1961). Il faut tout de même rappeler qu’il s’agit là d’un cas de pluralité du moi sous la forme d’une dualité marquée qui ne doit pas être pris comme le modèle de la pluralité interne en général (LAHIRE, B. 1998 : 46-52).