Compétences et dispositions

On peut définir la socialisation comme l’installation corporelle des habitudes. Une notion centrale dans les travaux qui décrivent empiriquement des processus de socialisation est celle de disposition. La notion de disposition sert à penser le passé incorporé à l’échelle individuelle, et permet, comme nous l’avons indiqué plus haut (1.2.2.1.) d’envisager la socialisation scolaire comme conférant, non seulement des compétences, mais aussi un ensemble de dispositions lettrées, gestes et manières d’écrire, conceptions de l’écrit et des rapports entre les langues. Pour étudier empiriquement une disposition, il faut pouvoir au moins identifier son moment d’acquisition dans la biographie de l’enquêté (au mieux reconstituer sa genèse) d’une part, décrire le ou les contextes actuels de son actualisation d’autre part (LAHIRE, B. 2002a : 19).

La notion de disposition prend tout son intérêt pour réfléchir à ce qui se transfère d’un contexte d’usage de l’écrit à un autre. L’acquis du travail pionnier de S. Scribner et M. Cole est d’avoir montré que les compétences lettrées sont inscrites dans des contextes particuliers de la pratique (SCRIBNER, S. & COLE, M. 1981). D’après leurs résultats, ce qui se transfère d’une culture de l’écrit à l’autre (d’une langue à l’autre dans leur contexte d’étude) est réduit à des aptitudes cognitives très limitées traduisant l’acquisition de la logique de l’encodage et du décodage linguistique. Travaillant avec des méthodes plus qualitatives que ces auteurs (l’ethnographie est très finement intégrée au dispositif expérimental mis en place dans l’enquête sur les Vaï mais reste au service d’une enquête statistique, les productions écrites hors contexte d’enquête n’étant que très peu étudiées), et dans un contexte différent (où une langue s’acquiert par plusieurs filières, et où les filières éducatives sont moins rigoureusement distinctes), nous pouvons envisager d’appréhender la question du transfert à une autre échelle. Il s’agit d’un niveau d’investigation moyen, qui se situe entre celui des techniques cognitives élémentaires repérées par S. Scribner et M. Cole et celui des transformations radicales des modes de faire et de penser que J. Goody impute à l’alphabétisation. Il s’agit précisément des habitudes, des dispositifs graphiques et des techniques intellectuelles acquis que nous définissons comme les dispositions lettrées.

Nous allons procéder en deux temps : dans un premier moment (la suite de cette section 0), les différents contextes socialisateurs seront décrits dans leur spécificité, à partir d’un traitement global du corpus d’entretiens, ce qui permettra de reconstituer les grandes étapes d’une trajectoire individuelle (socialisation scolaire et familiale à l’écrit, expériences de l’écrit dans le contexte de la migration scolaire ou économique, socialisation professionnelle à l’écrit) ; dans un second moment (1.3.3.), une typologie des enquêtés permettra de suivre certains individus à travers cette série de contextes.