La famille et l’école

On peut relever dans le rapport des familles du village à l’école l’ambivalence que décrit Etienne Gérard, qui pose le problème ainsi : « pourquoi les populations acquises à l’idée que l’instruction est aujourd’hui indispensable, et la maîtrise de l’écriture nécessaire, ne scolarisent-elles pas davantage leurs enfants ? » (GÉRARD, É. 1997a : 130).

En effet, dans les entretiens, les familles, et plus précisément les tuteurs apparaissent principalement comme acteurs du retrait de l’enfant de l’école. La fin de la scolarité est très généralement décrite comme un retrait ou un abandon 243 , l’échec à l’examen n’étant mentionné que deux fois comme motif du terme des études (K 31, K 50).

Le cas dominant, pour les garçons, est celui du retrait par le tuteur pour que le jeune vienne cultiver l’exploitation familiale. Ces cas apparaissent parfois dès la 6ème année, mais sont le plus souvent mentionnés pour expliquer l’arrêt en cours ou en fin de 7ème année. Il semble que l’éloignement physique, qui rend impossible un travail intermittent (lors des jours de congés, fin de journée), soit le déclencheur de ce qui est souvent décrit comme une crise. Les questions matérielles sont aussi évoquées de manière récurrente. En effet, si la scolarité publique a un coût même au village (achat de fournitures, cotisation, même modique, à la caisse de l’association de parents d’élèves), celui-ci se double à Fana des dépenses liées à l’entretien de l’adolescent, confié à des logeurs qu’il faut dédommager de manière plus ou moins importante. Cette nécessité est souvent assumée dans les discours, rétrospectifs, des enquêtés. L’évidence est convoquée dans un cas comme celui de Djibril Traoré où le décès de son père lui impose, en tant qu’aîné, de revenir auprès de sa mère et de ses cadets (K 45).

Pour les filles, les enjeux matrimoniaux sont décisifs. Le mariage ou la grossesse mettent un terme définitif à la scolarité. Le départ à Fana est considéré avec une appréhension plus grande encore que pour les garçons, comme le montrent les cas (5 filles contre 3 garçons) où, l’examen obtenu, l’enfant ne poursuit pas ses études. Afin d’éviter ce refus ouvert, des stratégies d’évitement de l’examen (incapacité à fournir l’extrait d’acte de naissance faute d’avoir effectué les démarches nécessaires par exemple) sont mises en œuvre. Enfin, le recours à des pratiques magiques pour s’opposer à la réussite à l’examen est signalé dans plusieurs entretiens.

Pourtant, ces mêmes tuteurs apparaissent dans le cours des entretiens comme ceux qui poussent leur enfant à aller à l’école, usant pour cela de la contrainte physique à l’occasion. La contradiction n’est qu’apparente si on considère que le souci principal est que l’enfant acquière des rudiments d’instruction (sache lire, écrire, compter). Une fois ces savoirs acquis, l’école peut très bien être considérée comme ayant rempli sa fonction première, et désormais inutile (car inapte à fournir un débouché dans l’emploi formel, tout juste bonne alors à couper un peu plus l’écolier de sa famille).

Nous avons déjà évoqué la diversité des modalités du suivi scolaire (cf. supra 0). Les entretiens permettent également de relever des formes extra-scolaires de la socialisation à l’écrit dans la sollicitation par des proches des compétences de l’écolier. Celle-ci est souvent précoce dans les configurations où l’écolier est le premier lettré de sa famille (cas de Madou Camara, à qui on demande d’écrire des lettres dès la 4ème année, K 61).

Nous verrons donc que le rôle de la famille, d’incitation ou de blocage, varie de manière diachronique. Il faut également considérer les familles dans leur ensemble, comme des configurations où certains parents (notamment des aînés scolarisés) peuvent être des appuis en même temps que d’autres s’opposent à la poursuite des études 244 .

Notes
243.

E. Gérard obtient un taux de 58,2% des cas où la fin des études est liée à des mobiles extra-scolaires (GÉRARD, É. 1997a : 46).

244.

Dans les portraits de la section suivante (1.3.3.), nous nous inspirons de l’approche développée par B. Lahire dans Tableaux de famille pour resituer les trajectoires individuelles, notamment durant la scolarité, au sein de configurations familiales conçues comme des réseaux de relations d’interdépendance (LAHIRE, B. 1995b).