1.3.2.3. Expériences urbaines de l’écrit

La socialisation urbaine à l’écrit, dans un contexte d’études (secondaire et lycée à Fana ; études supérieures ou professionnelles à Fana ou Bamako) ou de migration économique (avec des usages professionnels ou non de l’écrit), est reconstituée par les entretiens.

Plusieurs enquêtés (mais cela n’a rien de spécifique à cette génération) décrivent la ville comme caractérisée par son environnement graphique, quasi inexistant au village. L’usage de l’écriture pour lire des panneaux ou encore des numéros de bus est souligné à plusieurs reprises (K 48, GL 3, K 59 GL 3, K 63) 245 . Les livres sont souvent acquis en ville (même si les cas d’emprunt auprès d’autres villageois sont récurrents, l’achat s’effectue quant à lui sur un marché ou une librairie à Fana ou Bamako, en l’absence de vendeurs ambulants).

Plus généralement, la ville est le lieu de sollicitations différentes du village. Ainsi, Madou Camara (K 61) souligne que l’écriture d’une lettre pour quelqu’un est un service qui se monnaie en ville, alors que ce n’est pas le cas au village (nous reviendrons sur ce point en étudiant la correspondance).

La socialisation familiale à l’écrit, qui se réduit le plus souvent au village à des sollicitations occasionnelles, prend une autre dimension dans des milieux urbains, pas nécessairement plus alphabétisés, mais usant plus régulièrement de l’écrit 246 . Ainsi, Bakary décrit l’époque de sa scolarisation secondaire à Fana comme marquée par des sollicitations régulières, pour écrire des lettres, mais aussi dans des usages moins attendus, comme le montre cet extrait de l’entretien avec lui.

BK La femme de mon logeur c’est une vendeuse, elle vend des bananes, des ignames et beaucoup d’autres condiments. Elle me demandait de pointer la somme de crédits qu’elle avait. AM Et ça tu le faisais en français ? BK Oui, je le faisais en français. AM Et pour les calculs, les prix tu notais par exemple « mille cinq cents francs » en francs, ou « trois cents » en dɔrɔmε 247 ? BK Je notais en francs. AM Et elle, de toutes façons, ne pouvait pas le lire ? BK C’est moi-même qui le lisais après. AM Est-ce que tu te souviens d’autres choses que tu notais ? BK Je me souviens de beaucoup de choses. Parce que des fois je partais pour les cérémonies de leurs collègues, et il y a beaucoup de choses... Je vendais des couvertures, des rideaux pour la famille, des fois même je dessinais sur les popelines pour elle. Je dessinais sur les draps. AM Et pour les cérémonies y a pas des choses à écrire ? BK Y avait des choses à écrire, des fois elle me demandait d’écrire « chéri amour » ou bien des petites choses comme ça, des paroles de souvenir, elle me demandait d’écrire ça pour elle sur les habits, elle me demandait d’écrire « maman bébé », ensuite « bijou » ainsi de suite, comme y avait beaucoup de noms je ne me souviens pas tellement. AM Bien sûr (K 62).’

Pour ceux qui poursuivent des études en ville, la scolarisation secondaire se fait désormais exclusivement en français. Outre des pratiques et un environnement scolaires différents, avec des classes aux effectifs plus importants, des relations moins personnelles avec les enseignants, ces élèves découvrent de nouveaux rapports à l’école. L’arrivée en ville représente une épreuve, les enfants se trouvant confrontés à des élèves issus de milieux divers, mais pour beaucoup non paysans, et dont les ressources sociales (relations des parents avec les enseignants) ou monétaires (pour le paiement des cours particuliers) peuvent constituer un avantage important. Nous avons dans cette génération lettrée peu d’étudiants ayant poursuivi des études en lycée et au-delà, mais il s’agit bien entendu dans ces cas-là d’une expérience très importante, avec des déplacements successifs de Fana à Dioïla pour le Lycée, puis à Bamako, et l’insertion, plus ou moins réussie, dans des réseaux de sociabilité estudiantins 248 .

Les socialisations professionnelles à l’écrit composent également une gamme beaucoup plus large en milieu urbain qu’au village où elles se concentrent autour des activités agricoles ou d’organisation collective de la production cotonnière. Nous aurons l’occasion, à travers les portraits du chapitre suivant d’évoquer les cas d’un régisseur de radio à Fana (K 61), d’enseignants (K 62 et K 45), d’un commerçant (K 17) et d’un « secrétaire » employé auprès d’un marabout (K 65).

Enfin, il faut mentionner les écrits qui se développent précisément dans l’entre-deux de la ville et du village. Nous évoquerons plus loin en détail le cas de listes de courses, qui sont des objets qui physiquement sont emportés du village à la ville lors du marché hebdomadaire de Fana (cf. infra 2.4.2.2). La migration donne l’occasion d’entretenir des correspondances au village, par lesquelles le parent éloigné est régulièrement informé des nouvelles de la famille 249 . Le départ lointain n’est rendu possible que sous réserve de l’obtention d’autres types d’écrits, les documents d’identités. Les cahiers qui sont emportés dans les différents déplacements en portent des traces. Issa Coulibaly explique ainsi qu’il note les dates de ses déplacements (départ du village et retour), afin d’effectuer un bilan de ces migrations, en termes de bénéfices financiers (K 50). Un des carnets de Moussa Coulibaly (K 31) porte la trace de ses projets de départ (adresses à Bamako notées au village), de son séjour sur place (numéros de téléphone qu’il a notés ou qu’on y a inscrits), puis de sa destination finale (Ségou, où il consigne les jours travaillés comme journalier, les crédits pris, des souvenirs tels que le thème d’une émission à la radio qui lui a plu).

Notes
245.

Dans cette section, nous précisons la génération lettrée de ceux qui n’appartiennent pas à la GL 4.

246.

Cette distinction entre compétence et maîtrise des usages sociaux est importante. A cet égard, le cas de Ma Binta, analphabète mais recourant à des intermédiaires divers pour déléguer l’écriture de ses lettres (intermédiaires différenciés selon le contenu du courrier), étudié par E. Gérard à Bobo-Dioulasso, nous semble caractéristique d’une situation urbaine.

247.

Le doromè est l’unité de compte employé à l’oral, un doromè vaut 5 francs CFA. Nous revenons dans la partie suivantes sur les procédés de conversion entre ces deux systèmes de compte (cf. infra 2.4.1.2).

248.

Un des cahiers étudiés en 3ème partie, de Ganda Camara (né en 1977 mais appartenant à la quatrième cohorte) témoigne de la culture de potaches acquise à l’école, forme qu’on peut qualifier d’extra-scolaire de la socialisation scolaire. Cette culture s’appuie très largement sur des écrits qui détournent les normes de l’institution.

249.

Nous n’avons cependant pas rencontré de cas de contrôle à distance de l’exploitation agricole aussi systématisés que ceux évoqués par S. Scribner et M. Cole (SCRIBNER, S. & COLE, M. 1981).