1.3.2.4. Socialisations professionnelles à l’écrit

Dans le cadre du village, les possibilités d’investissement professionnel des compétences et dispositions constituées à l’école sont beaucoup plus étroitement définies qu’en ville. Dans la continuité de ce que nous avons décrit pour les générations lettrées précédentes, l’opportunité d’une rentabilisation des compétences reste ouverte, même si elle n’est plus systématique.

Dans les cas d’anciens élèves qui ont exercé des fonctions dans l’AV, l’idée selon laquelle ces responsabilités sont liées au statut d’ancien élève est affirmée. Elle apparaît par exemple, sur un ton très proche de celui que nous avons repéré chez Ba Soumaïla (GL 1), dans le discours de Sirima qui décrit ses débuts à l’AV en précisant, en incise, « comme o y’a sɔrɔ, n kalannen don dɔɔnin », comme il se trouve que je suis un peu instruit (K 16). L’euphémisme renforce l’impression d’évidence dégagée par un tel énoncé.

On peut se demander ce qui est ici valorisé : le titre scolaire ? des compétences étroitement définies ? des dispositions lettrées ?

S’agissant du titre scolaire, il faut préciser qu’il n’est pas question du diplôme en tant que tel mais du niveau atteint qui vaut dans le milieu d’interconnaissance villageois comme un titre. On peut de ce point de vue parler d’une dépréciation de celui-ci à mesure que le nombre de scolarisés s’est accru, et que l’exemple de la première cohorte a joué de manière négative, renforçant sans doute des convictions qui ont pu se former en côtoyant des personnes extérieures au village, tant le constat d’un échec de l’école à offrir une voie de promotion sociale est partagé dans les années 1980. Cependant, le statut d’ancien élève reste central dans la manière dont les individus se situent, et Sirima fait référence à une telle reconnaissance.

Pour ce qui est des compétences lettrées, même parmi les scolarisés de l’école bilingue, certains évoquent l’apprentissage spécifique du bambara. Karamokho Coulibaly précise qu’il a suivi de manière informelle des cours d’alphabétisation pour adultes, alors qu’il était en 4ème année (K 17). De même que pour les autres scolarisés (GL 1 ou GL 3), cet apprentissage apparaît comme aisé. Pour Sirima, issu de la première cohorte, les acquis en bambara sont sans doute suffisamment solides pour permettre une entrée rapide dans l’exercice du travail de l’AV.

Il précise d’ailleurs qu’il n’a pas suivi de formation proprement dite, mais s’est formé sur le tas (« an ma dama formation kε », K 16). Cela signifie premièrement la nécessité d’une formation, car dresser le procès-verbal d’une réunion, tenir un registre de crédits agricoles, consigner la pesée du coton, sont des activités spécifiques, qu’une formation scolaire ne suffit pas à maîtriser. Mais cette formation repose sur une observation faite en réalisant des tâches de moindre importance, complétée par des corrections répétées et des explicitations occasionnelles de la part des personnes en poste 250 .

Karamokho Coulibaly la décrit ainsi :

KC Bon ne taara n sigi u fε, ne b’a ye u b’a kε, fɔ k’a kε n yεrε ka faamuya sɔrɔ a la, ni u mago jɔra karamɔgɔ la, ne ka fɔ ne karamɔgɔ don, i y’a ye. ’ ‘Traduction.’ ‘ KC Bon, je suis allé à leurs côtés, regarder ce qu’ils font, jusqu’à arriver moi-même à comprendre cela, quand ils ont eu besoin d’un formateur, j’ai dit : je suis un formateur, tu vois (K 17).’

Dans un cas, cet apprentissage des usages professionnels de l’écrit s’inscrit dans le cadre d’une relation de parenté, Madou Camara racontant qu’il a travaillé avec son oncle Baba (GL 2), l’ancien secrétaire de l’AV, et que c’est la raison pour laquelle il a été retenu pour ce poste.

On peut donc distinguer deux modes de la socialisation professionnelle : celle, prise en charge par la CMDT ou d’autres institutions, dans le cadre de formations très formalisées (que nous décrivons en 2ème partie) ; celle, plus informelle, faite par les pairs dans des contextes d’apprentissages qui recourent à des procédures d’imitation et à des moments d’explicitation verbale.

Outre ces écrits liés à l’AV, on peut inclure dans la socialisation professionnelle à l’écrit les usages de l’écrit dans des activités commerciales. Ceux-ci ne font pas l’objet de procédures formelles d’apprentissage, et nous n’avons pas d’exemple de transmission directe de ces aptitudes. Dans le contexte d’activités commerciales informelles qui ne font l’objet d’aucun contrôle fiscal ou autre, l’usage de l’écrit n’est pas indispensable, et certains des villageois les plus impliqués dans des activités commerciales distantes ne sont pas lettrés. Cependant, les individus lettrés qui s’engagent dans ces activités y mobilisent leurs compétences. Dans ce cas, les pratiques commerciales constituent un lieu important d’une socialisation à l’écrit, par la pratique répétée des mêmes opérations, qui amène les scripteurs à trouver des habitudes, des « trucs » (cas de Moussa Coulibaly, dont nous étudions les listes en 2ème partie, cf. infra 2.4.2.2). Cela ne signifie pas que ces pratiques n’empruntent pas des modèles scolaires ou professionnels (du côté des pratiques formalisées de l’AV). On peut supposer, dans le cas de commerçants amenés à se déplacer, que la confrontation avec des pratiques d’écritures urbaines, chez les grossistes chez qui ils se fournissent à Fana par exemple, influence leurs pratiques. Ces socialisations à l’écrit mobilisent donc des transferts de dispositifs graphiques (listes, tableaux notamment) acquis à l’école ou dans une formation professionnelle autre, des apprentissages par imitation d’autres pratiques, beaucoup plus que des modes formels d’apprentissage orientés vers ces activités. Elles constituent un lieu particulièrement intéressant pour observer l’appropriation de l’écrit au sens de la mise en œuvre de dispositions acquises dans d’autres contextes, que nous aurons à explorer davantage en étudiant les pratiques.

Dans cette section, nous avons dégagé les grands moments d’une trajectoire lettrée des anciens élèves (GL 4) : le temps scolaire, les migrations, les expériences professionnelles. Parmi ces moments, les deux derniers ne sont pas traversés par tous, ni toujours constitutifs d’une trajectoire lettrée. La continuité ou la discontinuité peuvent caractériser leur articulation. D’autres facteurs, tels le sexe ou la position dans la fratrie, peuvent intervenir de manière décisive. Il est temps de se pencher sur des cas singuliers, dont seul l’examen dans la continuité d’une trajectoire individuelle permettra d’affiner l’analyse.

Notes
250.

Sur ce point, nous nous appuyons sur les données recueillies lors d’une observation participante de la pesée du coton, détaillée dans l’encadré 9, 2ème partie.