A l’échelle du village, l’alphabétisation des adultes a été délaissée rapidement, une fois les postes nécessitant la maîtrise du bambara au niveau de l’AV pourvus, et l’école bilingue apparue comme pourvoyeuse de suffisamment de lettrés pour assurer la relève. Dans les entretiens, l’insistance sur la situation singulière du village est récurrente, les villageois soulignant que nombreux sont les anciens élèves qui ont des compétences reconnues.
Dans l’étude des générations lettrées précédentes, nous avons constaté que les alphabétisés (GL 2) ont pour la plupart obtenu des postes de responsabilité suite à leur formation, dans les années 1970 et 1980 (que certains occupent encore). Les anciens élèves de l’école de Balan (GL 3), ayant complété leur scolarité par une formation formelle ou non au bambara écrit sont devenus disponibles pour l’AV au début des années 1980, et sont toujours en pleine activité. Dans ce contexte, on comprend que l’insertion des anciens élèves de l’école de Kina (GL 4) n’ait pas été aussi aisée, les postes de l’AV qui requièrent des compétences lettrées étant en nombre limité, et le contexte n’étant plus celui d’une rareté des compétences. L’effet d’âge explique certes la position actuelle de la GL 2 (puisqu’il s’agit d’hommes d’une cinquantaine d’années), mais rend plus difficilement compte de la différence entre GL 3 et GL 4, où l’écart d’âge est faible (voire inexistant pour les plus âgés de la première cohorte).
La situation de la GL 4 est sous ce rapport contrastée selon les cohortes.
Au sein de la première cohorte, les cinq garçons qui ont obtenu l’examen, et qui ayant abandonné leurs études en 7ème sont ensuite rentrés au village, se sont vus confier des responsabilités (K 5, K 16, K 61) ou des postes plus techniques (K 26, K 36). Dans la même situation, ceux des cohortes suivantes ont eu des expériences beaucoup plus contrastées (dans la 2ème cohorte, deux profils similaires apparaissent, K 39 et K 41, dans la 3ème cohorte aucun).
Pour ce qui est des filles, sur les 8 qui ont eu l’examen au sein de la GL 4, 3 sont établies hors du village 251 . Parmi les 5 autres, deux ont été animatrices (K 4, K 11), mais l’alphabétisation des femmes étant intermittente, et les autres fonctions pour lesquelles on les sollicite ponctuellement rares, aucune n’a un statut de lettré reconnu et en activité 252 .
Nous avons choisi de présenter ici le cas de Sirima Camara (K 16), un des anciens élèves de la première cohorte qui occupe une poste de responsabilité au sein de l’AV, qui illustre les difficultés d’insertion dans la vie collective du village.
Sirima Camara est entré à l’école en 1979, il a eu l’examen en 1986, après avoir redoublé une fois la 6ème. Arrivé en 7ème à Fana, il a dû abandonner, rappelé pour cultiver au sein de l’exploitation familiale, et suite à des problèmes avec ses logeurs à Fana. Dans les dix années qui suivent, si aucune fonction importante ne lui a été confiée 253 , sa socialisation professionnelle a débuté par le suivi des travaux de l’AV et la participation à des activités telles que la mesure des champs de coton et la pesée, ainsi que par le suivi de sessions d’alphabétisation pour adultes. Ses usages personnels ont également été développés (tenue de cahiers, correspondances).
De nouvelles opportunités se sont ouvertes en 1997 avec la création d’une nouvelle AV suite à la scission de l’AV qui rassemblait initialement tous les villageois en deux, puis trois AV. Sirima Camara a été choisi comme animateur d’une de ces trois AV, dont il est devenu depuis trésorier-adjoint, ce qui est un poste de confiance. Il justifie qu’on l’ait choisi (comme indiqué précédemment) par son statut d’ancien élève, qui est effectivement reconnu dans le village, comme en témoigne le fait qu’il soit sollicité régulièrement pour lire et écrire des lettres.
Il décrit l’acquisition des compétences techniques nécessaires à ses tâches d’animateur puis de trésorier (comment organiser une réunion, établir un ordre du jour, etc.) comme facilitée par l’apprentissage scolaire du bambara. On peut noter qu’il évoque, comme Madou Camara, des pratiques de prise de notes lors des réunions, ce qui nous signale le transfert d’une habitude lettrée qui recouvre un ensemble d’aptitudes (au choix de critères pertinents pour la synthèse, aux techniques d’écriture rapide, etc.).
Sirima Camara se présente comme étant dans l’attente de trouver un poste plus important dans l’AV ou une opportunité de travail hors du village. Interrogé sur ses pratiques personnelles (« i yεrε gundolataw»,tes choses secrètes, selon la traduction de l’interprète 254 ), il précise qu’il se sert de ses cahiers pour des projets qu’il a, par exemple pour prendre des notes dans le domaine de la mécanique des motos, ou encore y noter des projets commerciaux. Il détient par ailleurs un cahier de recettes médicinales transmises par son père, qu’il réserve à l’entre-soi familial. Il déclare écrire plus facilement et plus régulièrement en bambara qu’en français, insistant sur le fait que cette dernière langue de l’écrit est à entretenir (il évoque la lecture de manuels scolaires comme une « révision »). Il évoque cependant des correspondances privées dans les deux langues. A propos de l’écriture des lettres, il indique qu’il utilise parfois un brouillon, ce qui permet d’établir le transfert d’une habitude lettrée cette fois dans des pratiques personnelles.
Ce portrait est donc celui d’un lettré reconnu, mais dont la valorisation sociale des compétences apparaît tardive par rapport à celles des générations lettrées précédentes. En revanche, les dispositions lettrées sont attestées par la mention de gestes qui signalent des habitudes scolaires d’écriture, et elles sont mises en œuvre dans les domaines du travail collectif et des pratiques personnelles. Le répertoire bilingue est une ressource communicative (pour la correspondance), le bambara étant seul employé dans le domaine professionnel, et majoritaire dans les écrits personnels.
Les autres anciens élèves qui ont aujourd’hui des responsabilités au sein de l’AV ont un profil commun, en demi-teinte. L’accession à des postes de responsabilité n’a pas eu le caractère automatique qu’elle a eu pour les précédents lettrés, même si elle a pu se faire suite à un travail de préparation, l’alphabétisation pour adultes intervenant comme une socialisation pré-professionnelle. La configuration du répertoire bilingue varie selon les individus, le bambara étant en tout cas maîtrisé et utilisé. Du point de la valorisation sociale des compétences, on peut décrire les cas présentés ici comme ceux d’individus qui s’apprêtent à prendre la relève des générations lettrées précédentes, même si cela est différé. D’autres sans en être à ce stade, gardent une telle perspective.
L’incidence éventuelle de leur niveau scolaire sur leur destinée matrimoniale n’a pu être étudiée.
La seule femme qui corresponde à ce profil est Maïmouna Touré (K 7), scolarisée jusqu’en 7ème en école classique dans une ville proche de Bamako, mariée à Kina. C’est la fille aînée d’un agent de la CMDT (chef de ZAER), issue d’une famille où tous les enfants ont été scolarisés. Elle est la femme du village la plus sollicitée, que ce soit pour effectuer des formations hors du village ou pour être l’interlocutrice des intervenants extérieurs pour tous les programmes destinés aux femmes. On peut expliquer cette position dominante par son âge, supérieur aux femmes de la GL 4 (elle est née en 1965), son origine familiale, et ses expériences hors du village (dans la ville où elle est née, en Côte d’Ivoire où elle a vécu jeune).
Sa concession est située en dehors des trois quartiers qui composent le village, isolement physique pour lequel nous n’avons pas obtenu d’explication claire, mais qui est associé à une faible considération sociale (sans doute lié à un stigmate qui date de l’époque de l’esclavage). On peut supposer que le statut social de sa famille a joué en sa défaveur.
Nous revenons sur les problèmes de traduction de la notion de « personnel » et leurs enjeux conceptuels dans la partie suivante (cf. infra 2.2).