1.3.3.3. L’écrit dans d’autres champs

Un statut perdu : Madou Camara

La migration peut opérer une rupture dans les socialisations à l’écrit de nature à donner un profil individuel marqué par l’hétérogénéité. Le cas de Madou Camara est un cas limite, puisqu’il s’agit d’un des anciens élèves de la première cohorte qui a le mieux réussi la conversion de ses compétences au sein de l’AV, pour perdre rapidement tout le bénéfice de cette insertion, rapide, mais de courte de durée, au sein du groupe des lettrés villageois reconnus.

Né en 1969, Madou Camara entre à l’école de Kina en 1979, au sein de la première cohorte. Il est reçu au CFEP en juin 1985. Il quitte le second cycle au cours de l’année de 7ème, à l’âge de 17 ans, contraint par son père de revenir cultiver l’exploitation familiale. Peu après il est nommé secrétaire adjoint de l’AV, pour 3 ans, après avoir observé son oncle Baba (K 10, GL 2) s’acquitter de cette tâche. Il est également animateur des sessions d’alphabétisation pour adultes au village pendant environ 4 ans. Dans ces activités, le bambara écrit est majoritaire, même s’il souligne que certains documents envoyés au siège de la CMDT à Fana peuvent être rédigés en français, le bambara étant utilisé de manière exclusive pour les documents liés à l’organisation interne du village. Accusé d’avoir détourné des fonds de l’AV, il est démis de ses fonctions et quitte le village. Pendant plus d’un an, il travaille comme régisseur d’une radio locale à Fana. Depuis, il se partage entre des migrations saisonnières à Koutiala, où il fait du commerce (revente à des détaillants sur le marchés d’articles divers), et Kina où il s’est séparé de l’exploitation familiale (son père étant décédé, il relevait de celle de son oncle paternel) pour constituer sa propre exploitation qui comprend sa femme (K 62) et leurs deux enfants, et ses deux frères cadets célibataires. Son exploitation est une des rares à ne pas être incluse dans l’AV, car il ne cultive pas de coton, mais seulement des produits vivriers.

On peut parler dans son cas d’une valorisation rapide des compétences acquises à l’école. Durant sa première période au village, il a assumé, outre un rôle important dans l’AV, des fonctions diverses (secrétaire, président de bureau de vote, etc.). Suite à son nouveau départ pour Fana, il a exercé une profession, régisseur de radio, exclusivement réservée à quelqu’un d’instruit, grâce à la mise en valeur de ses capacités scolaires. La langue de travail principale y était le français, mais le bambara écrit y occupait aussi une place importante, à travers la lecture à l’antenne de communiqués écrits dans cette langue. Par ailleurs, il a développé des usages de l’écrit dans le contexte de ce travail mais pas directement requis dans les tâches à y accomplir, comme le montre l’exemple suivant :

MC Quand j’étais à la radio, on faisait des tournées, durant ces tournées, on avait un cahier pour écrire certaines choses là-dedans, parce que tu as des amis à l’extérieur, quand tu es de retour, il faut les remercier à l’antenne, pour ne pas oublier leurs noms, il faut les noter et ce qu’ils ont donné. Il y en a certains qui donnent du lait, des poules, des kolas, tu notes tout ça, donc quand tu viens à l’antenne, tu les salues (K 61).’

Cet usage de l’écrit sur le mode de la prise de notes apparaît assez rarement dans le corpus d’entretiens, et constitue un indicateur de l’acquisition d’habitudes lettrées, disponibles pour être mises en œuvre dans des champs divers. Nous n’avons pas de précisions sur sa socialisation à l’écrit dans ce contexte professionnel, qui repose sans doute sur l’observation des usages de son prédécesseur. Dans l’entretien, il met en avant ce moment de sa trajectoire comme ayant été important pour lui et investi affectivement. Commentant les passages d’un de ses cahiers où figurent des informations sur la radio il précise ainsi : « Voilà, ça c’est ma radio ». Nous ne disposons pas de précisions sur la manière dont il a quitté cet emploi (peut-être simplement la fin des activités de la radio, car il s’agit d’une de celles qui ont cessé d’émettre).

Dans ses migrations actuelles, des usages commerciaux de l’écrit sont signalés, de même que la tenue de correspondances régulières.

Vis-à-vis du village, il se positionne de manière ambiguë, s’incluant parfois à une communauté rurale (« chez nous ici comme nous sommes en brousse »), prenant plus souvent une position d’extériorité par rapport aux autres villageois (« les paysans ») à qui il faut faire comprendre certaines choses, ce qui d’ailleurs n’est pas facile, comme il l’explique à propos d’une formation sur le vote qu’il a suivie et dont il a eu à rendre compte au village :

AM Justement dans une élection comment les gens font quand ils savent pas lire et écrire ? MC Bon on leur explique ! Surtout les paysans c’est difficile de leur faire comprendre. Nous on fait tout pour qu’ils comprennent (K 61).’

A partir de l’entretien et de l’observation de ses cahiers (commentés au cours de l’entretien, et sur lesquels nous reviendrons plus loin), on peut indiquer que le français est la langue dominante dans ses cahiers personnels, le bambara intervenant pour des usages particuliers (médicinaux notamment).

A travers ce portrait, on constate qu’une rupture biographique (le départ du village pour la migration) entraîne une réorganisation des langues de l’écrit, passant de pratiques en bambara, destinées à la collectivité villageoises, à des pratiques plus individuelles, dans son travail à la radio où le privilège est donné au français. Cette deuxième configuration des langues et des usages s’appuie sur les acquis scolaires (compétence linguistique et scripturale en français, dispositions lettrées telle que la prise de notes). Depuis la fin de cet emploi et son retour au village, de manière intermittente, Madou Camara continue d’utiliser le français, mais dans un domaine réservé, celui de ses cahiers et correspondances personnels. Il reste sollicité pour écrire pour la collectivité (en bambara) ou pour des correspondances privées (le plus souvent en français).