Des usages intermittents : Baïné Coulibaly, « secrétaire » et paysan

Chez d’autres anciens élèves, l’opposition entre des moments d’écriture ne s’articule pas autour d’une rupture mais se déploie dans l’alternance entre des activités au village et en ville. Nous allons présenter ici un cas qui a la particularité de concerner une valorisation des compétences lettrées en arabe.

Baïné Coulibaly, qui est allé à l’école jusqu’en 7ème, en a été retiré par son père, non seulement pour travailler dans l’exploitation familiale, mais aussi pour poursuivre une formation coranique que lui-même en tant que lettré en arabe considère comme importante. Baïné a non seulement ajouté ces compétences de lettré en arabe à son répertoire déjà bilingue, mais les a valorisées auprès d’un marabout, à Bamako, dont il est devenu l’assistant, et chez qui il retourne régulièrement durant des migrations maintenant réduites à la saison sèche.

Dans ce cas, le transfert des compétences scripturales étroitement définies en terme de compétence manuelle est mentionné de la graphie latine à la graphie arabe.

BC Depuis ne bɔra ekɔli la, ne tun bε arabu sεbεnni filε, k’a kε i n’a fɔ dessin ta de, bon n b’o... n bolo ɲεnaj, comme ne bɔra ekɔli la o de y’a nɔgɔ n bolo.

Traduction.

BC Depuis que j’ai quitté l’école, je regarde souvent l’écriture arabe, et je l’imite comme en dessin, bon je... m’amuse ainsi [litt. je me divertis la main], comme j’ai fait l’école, c’est ce qui m’a facilité les choses (K 65).

Baïné Coulibaly considère donc que les différentes voies ne sont pas étanches, un apprentissage pouvant en faciliter un autre. J’ai d’ailleurs pu observer qu’il mobilise, dans le courant de l’entretien, des outils graphiques qui ne sont pas propres à une langue, puisqu’il m’explique une page en arabe (langue que je ne comprends pas) en se référant à l’espace graphique de la page

BC N b’a ɲεfɔ i ye : nin, ka wuli yan, ka na yan na, a kan ka mun kε, a ɲεfɔyɔrɔ bε nin kɔnɔ yan, ka da yan.

Traduction.

BC Je vais te l’expliquer : ça, depuis là, jusque là, ce que cela doit faire, son explication est là, jusqu’ici (K 65).

Ce commentaire d’un espace graphique structuré par deux textes de nature différente (une prière, son usage) manifeste une maîtrise de l’écrit hiérarchisé, qu’il a dû acquérir à l’école (où l’on écrit énoncés, commentaires, citations… soit des textes de nature très hétérogène) mais que ses pratiques lettrées coraniques lui permettent d’entretenir.

Cependant, Baïné Coulibaly, envisage ses pratiques de l’écrit comme liées à son activité dominante qui constitue une réorientation dans une autre filière.

AM Et à Bamako ou ailleurs durant tes voyages, est-ce que tu as eu l’habitude de lire les journaux ? BC Ayi, ne "branche" tun tε quoi, parce que n bε mεri dɔ de bolo, n bε sεbεnni kε, e m’a faamu wa ? Les gens avec qui tu es c’est... ? Int. Il est auprès d’un marabout ... BC Je suis l’écrivain. AM D’accord.

Traduction.

AM Et à Bamako ou ailleurs durant tes voyages, est-ce que tu as eu l’habitude de lire les journaux ? BC Non, ce n’est pas ma branche quoi, parce que je suis avec un marabout, j’écris pour lui, tu n’as pas compris ? AM D’accord. Int. Il est auprès d’un marabout ... BC Je suis l’écrivain AM D’accord (K 65).

La revendication du statut d’ « écrivain », en français, signale une revendication de cette activité de secrétaire. Il faut cependant rappeler que les contextes de délégation d’écriture sont historiquement très divers, le secrétaire étant souvent quelqu’un à qui on délègue une tâche, un subalterne. A ma question sur les compétences du marabout auprès de qui il travaille, Baïné Coulibaly réplique ainsi : « Ale tε se sεbεnni na : sεbεnnikεla b’a bolo », Il ne sait pas écrire : il a quelqu’un qui écrit pour lui.

Quant au détail de ses pratiques, elles mêlent en fait les trois langues de l’écrit. De manière attendue, le bambara est employé dans des usages spécifiques, marqués culturellement (les médicaments traditionnels) ou liés à un contexte communicatif (les correspondances avec des personnes ne maîtrisant que cette langue) ; le français apparaît comme la langue première de la correspondance ; l’arabe est surtout employé dans le domaine religieux. Cependant des cas plus complexes sont cités : par exemple, l’usage par le marabout (dont il a pourtant indiqué qu’il ne sait pas écrire), de petits mots en bambara écrits en caractères arabes (seul cas d’usage de l’ajami mentionné) pour communiquer de petites informations lorsqu’il est dans une retraite silencieuse. Par ailleurs, des écrits plurilingues (notamment des lexiques analysés en 2.4.2.3) sont aussi repérés. Nous aurons l’occasion de revenir plus en détail sur une telle répartition des langues de l’écrit.

Sur ce cas assez unique, puisque l’arabe y occupe une place importance, nous pouvons remarquer une série de transferts des compétences et des dispositions lettrées d’une langue (bambara et français) à l’autre (l’arabe), et d’un contexte (scolaire) à l’autre (professionnel). On peut remarquer que ces transferts conscients ou non vont de pair avec une séparation affirmée des pratiques (la lecture d’imprimés en français ne relève pas de sa « branche »).