Sortir de la condition paysanne : Bakary Konaté

La possibilité de valoriser ses compétences en dehors de l’AV est offerte par les statuts souvent précaires d’enseignants, notamment dans des écoles communautaires. Dans cette perspective, Bakary Konaté est un cas exemplaire.

Bakary Konaté a été scolarisé jusqu’en 9ème, sans obtenir le DEF. Il est actuellement, à 26 ans, enseignant contractuel dans une école communautaire. Il passe l’année scolaire dans le village où se situe son école (situé à 40 km de Kina), et revient durant les vacances pour travailler aux champs.

Tout au long de l’entretien il apparaît soucieux de se montrer sous son meilleur jour, évoquant très souvent son « amour du travail ». Ce contrôle de sa présentation de soi est sans doute renforcé par la présence de l’interprète, instituteur du village, auprès de qui le jeune enseignant ne souhaite pas démériter. Il s’attache à parler dans un français correct, voire dans un registre soutenu, ce qui exige une grande attention de sa part. La plupart des fautes de français commises sont dues à cette tension, où l’hypercorrection le conduit à faire des fautes de grammaire. Ce choix linguistique limite les moments de détente au cours de l’entretien, vécu sur le mode de l’examen.

Après ses études, il est allé chercher du travail à Bamako, où il n’a trouvé qu’un emploi de manœuvre. Il évoque en ces termes son retour au village :

BK J’ai travaillé là-bas durant 17 mois, une année et 5 mois AM Et après tu as arrêté, ou... ? BK Bon, après c’est mon père qui est allé me chercher là-bas, soi-disant que dans la grande famille ici une seule personne ne peut pas aller comme ça ... bon ... et laisser les autres à cultiver dans les champs, comme ça, bon moi-même j’ai essayé de le sensibiliser, il n’a pas écouté ça, il a dit vraiment qu’il n’a pas d’autre enfant que moi, que moi je ne peux pas aller et le laisser, il faut que je vienne cultiver pour lui. J’ai cherché en vain, il n’a pas pu écouter ça, malgré moi je suis revenu dans la famille pour cultiver avec mes frères, voilà (K 64).’

Nous pouvons relever dans l’extrait ci-dessus les indices de ce que nous désignons comme la « bonne volonté culturelle » de Bakary dans ses formulations, notamment quand il dit avoir essayé de « sensibiliser » son père, reprenant une notion clef des discours des ONG notamment qui s’efforcent de « sensibiliser » les populations à tel ou tel problème.

Il poursuit en décrivant les conditions de son recrutement :

AM Et tu es resté combien de temps ici ? BK Je suis resté ici durant 3 mois, après trois mois il y a un projet qui m’a appelé pour être enseignant, dans une école communautaire. AM Comment s’appelle ce projet ? BK Le CRADE 257 . AM Ils sont venus ici à Kina ? BK Non, ils m’ont envoyé une lettre, soi-disant qu’ils ont besoin de moi. Quand je suis arrivé là-bas, ils ont dit que vraiment ils ont besoin de moi, ils m’ont recruté, ils ont été à l’école là-bas pour voir mon nom et voir ma discipline, comment je suis discipliné dans le travail, et voir mes moyennes, et eux me disent qu’ils ont fortement besoin de moi, quoi. AM Tu avais fait une candidature avant ? BK Non, non, je n’ai pas fait de candidature. AM Et c’est eux-mêmes qui sont venus te chercher ? Int. Ils sont venus me chercher ici, mais sous forme de lettre (id.).’

Ce récit de son recrutement apparaît une mise en scène de soi où le passé de bon élève, et plus précisément d’élève sérieux, « discipliné » est une référence. Ses aspirations professionnelles sont (rétrospectivement) datées de l’adolescence.

AM Et est-ce que quand tu étais à Fana tu continuais à écrire des choses en bambara ? BK Oui. AM Quoi par exemple ? BK Des fois je faisais des poésies en bambara, des récits aussi. Je m’amusais avec ces choses là. AM C’était pour toi ou tu le donnais à des gens ? BK C’était pour moi. Parce que je prenais des thèmes comme ça, je cherchais mes OPO personnellement dans ces poésies là. AM C’est quoi OPO ? BK OPO, cela veut dire « objectifs opérationnels » BK «...pédagogiques » AM Parce que déjà à cette époque là tu savais que tu allais enseigner ? BK Bon je ne savais pas enseigner, mais j’avais l’amour d’enseigner. Parce que quand je voyais les enseignants vraiment moi-même, j’avais envie d’être comme eux (id.).’

Culture scolaire et usage du français ne font qu’un pour Bakary Konaté, le français faisant l’objet d’une valorisation forte dans ses propos. Le bambara, corrélativement, a le statut de langue de l’écrit de second ordre, pour les autres, qu’il a pris l’initiative d’enseigner, à titre d’initiation, à ses élèves de l’école communautaire (et peut-être parce que l’apprentissage du bambara reste un apprentissage scolaire qui l’intéresse plus que l’enseignement technologique dont il prend la place). La seule chose que lui-même écrit en bambara ce sont les médicaments traditionnels.

AM Et pour tes enfants plus tard tu souhaites qu’ils aillent à l’école, à la médersa, ou à l’école en français ou à l’école en bambara ? Qu’est-ce que tu préfères ? BK J’aimerais qu’ils aillent à l’école pour étudier. AM Plus que la médersa ? BK L’école. AM La PC avec le bambara ou que le français ? BK Le français seulement. AM Pourquoi ? Quelle est l’utilité du français ? BK Dans notre village ici, tout le monde connaît le bambara, même si tu as un secret, pour développer ça devant ton ami ou bien devant ta femme, tu vas parler directement en bambara, tandis que tout le monde connaît le bambara, mais quand ta femme ou bien ton ami sait parler français, (avec une certaine emphase) c’est en secret quoi. AM Et savoir lire et écrire en bambara ça sert à quoi ? BK Savoir lire et écrire en bambara, ça sert aussi...à les sensibiliser. C’est une sensibilisation minimale (id.).’

Le souci de se distinguer des autres villageois par l’usage du français apparaît bien dans cet extrait. A la question « à quoi sert de savoir lire et écrire en français ? », il répond en élaborant un exemple à la deuxième personne du singulier « si tu sais... » et qui le concerne directement ; à la même question en bambara, il répond en utilisant la troisième personne du pluriel, renvoyant implicitement aux paysans non instruits (« ça sert ...à les sensibiliser. C’est une sensibilisation minimale »). Le français apparaît donc comme la langue de l’entre-soi et du secret, résultat important que nous reprendrons dans l’analyse des langues des cahiers (3ème partie).

Certaines de ses pratiques actuelles manifestent son souci de se constituer un corps de savoir : il justifie le fait de prendre des notes sur un calendrier en indiquant que ce sont des chose qu’« on peut demander » un jour ou l’autre. Ses pratiques de lecture sont également marquées par un souci de légitimité, au sens sociologique du terme. Il évoque la lecture de journaux mais surtout comme manière de cultiver ses compétences, voire d’acquérir des informations générales (alors que parmi les magazines qu’il détient, certains, faits pour les jeunes, pourraient relever d’un divertissement).

L’intérêt de Bakary Konaté pour la lecture comme pratique distinctive est patent dans le seul écrit de lui dont nous disposons, qui est un brouillon de devoir de français sur ce thème. Il m’explique qu’il s’agit d’une rédaction qu’il a écrite récemment, comme il le fait souvent pour « s’entraîner ». Il se donne lui-même un sujet, et ensuite il fait corriger sa copie par des personnes qui connaissent mieux le français que lui, pour améliorer sa connaissance du français.

Le texte de cet écrit est donné ci-dessous.

Encadré 5 Devoir de Bakary Konaté
Développement :
(raturé : en 92, j’ai assisté à une cérémonie, théâtrale)
________________
Je préfère lire les poèmes, les récits, les journaux pour beaucoup de raison.
J’aime lire parceque quand on lit il y a l’information, il y a l’éducation, il y a l’amour. de plus quand on lit c’est vraiment amusant, comme dise les vieillards, un vieillard du village c’est une bibliothèque parceque quand un vieillard du village meurt, c’est comme si une bibliothèque qui est brûlée. Les grandes dates sont connu à travers la lecture des journaux. aussi les maths sont déterminés à travers la lecture des informations. Les écrivains qui font des livres sont formés à travers la lecture. donc moi mon avis est que toutes et tous lisent pour avoir baucoup d’expériences et que nous serons l’exemple de pour tous les futurs éducateurs du Mali ainsi que dans l’Afrique comme hors d’Afrique.
Vraiment en bref moi j’aime bien la lecture et que je veux aussi que chacun d’entre nous ce conserte pour la lecture
Note sur la transcription.
L’orthographe est respectée, ainsi que la ponctuation. Concernant la mise en page, les sauts de ligne entre introduction, corps du texte, et conclusion sont respectés. Les quelques ratures sont omises sauf la phrase initiale.
Ici le choix est fait de présenter le texte seul, l’analyse du document portant essentiellement sur son contenu
258 .

Relevons la rhétorique du développement, jusque dans ses pratiques actuelles : la dernière phrase évoque la concertation, thème de prédilection de tout projet de développement aujourd’hui ; le souhait de Bakary est que « toutes et tous » lisent, expression en vogue dans la perspective paritaire qui imprègne les discours actuels.

Signalons également la référence à la citation d’Amadou Hampâté Ba, qui est un topos de la culture scolaire africaine : « En Afrique, chaque fois qu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » 259 .

Deux dimensions apparaissent dans cette apologie de la lecture : l’enjeu de formation (qui excède l’apprentissage scolaire pour atteindre une visée éducative et de développement), la portée ludique (« c’est amusant »). Le verbe « aimer » conjugue ces deux dimensions, du plaisir et de l’adhésion à un projet (comme quand on déclare « aimer son pays »).

Dans le cas de Bakary Konaté, on peut identifier la bonne volonté culturelle dans la mise en avant des pratiques les plus légitimes scolairement et dans des discours où le souci de distinction est omniprésent. Dans ces contextes, le répertoire bilingue est mobilisé dans cette perspective de distinction, le français étant cultivé comme une langue qui marque la distance par rapport au monde rural et paysan. L’enjeu est d’acquérir un statut professionnel et social qui permette la sortie de la condition paysanne. Ces cas sont relativement rares, intermédiaires entre les anciens élèves qui ont réussi à quitter le village et ceux qui ont décidé de s’y investir comme lettrés.

Notes
257.

Le CRADE (Cabinet de Recherche Action pour le Développement Endogène) est une ONG malienne.

258.

Nous exposons ci-après en 2.1.4.1 les différentes modalités possibles de présentation des documents et discutons de leur pertinence selon le contexte.

259.

Cette formule a été prononcée lors d’un discours au Conseil exécutif de l’UNESCO en 1962.