Le commerce à côté

Un domaine plus fréquemment investi est celui du commerce, commerce de gros (revente de céréales par exemple) ou de détail (revente au village de divers articles). Dans certains cas, comme celui que nous présentons ici, ce domaine est à lui seul un lieu de socialisation professionnelle à l’écrit.

Moussa Coulibaly est né en 1977 à Kina, cadet d’une fratrie d’une dizaine d’individus. Il est issu d’une famille importante par ses membres (57 en 2004), sa puissance économique (exploitation notée A) et sa position sociale (concentration de nombreux responsables religieux, administratifs, agricoles). Parmi les frères et sœurs utérins de Moussa Coulibaly, plusieurs ont été scolarisés quelques années avant lui (deux frères à Balan ; une sœur à Kina). D’autres frères et sœurs classificatoires vivant dans la même concession ont aussi été scolarisés avant et en même temps que lui, ce qui constitue un environnement lettré relativement rare dans le village. Il a été à l’école jusqu’en classe de 6ème, sa scolarité de 8 ans (il a redoublé la 5ème et la 6ème) s’achevant avec son échec à l’examen de fin de cycle (présenté pour la première fois en juin 1990). De cette expérience scolaire, il retient visiblement la fierté d’une scolarité qui lui confère un statut d’ « ancien élève ». En témoigne la présentation de soi qui apparaît dans ses cahiers : sur les pages de garde des trois cahiers et carnets dont nous disposons dans notre corpus figure l’inscription : « Coulibaly Moussa - 6ème année - 77 ».’ ‘Il a diverses expériences migratoires. Il profite souvent de la saison sèche, pendant laquelle les travaux agricoles s’interrompent, pour passer quelques mois en ville afin de gagner de l’argent. Il aime aussi raconter ses exploits en tant que trafiquant de cigarettes entre la Guinée et la Mali, et ses ruses pour échapper, à vélo ou à pied aux douaniers. Contre l’avis de ses frères aînés, il lui arrive de partir alors que les travaux agricoles sont en cours. Il a également vécu à Koutiala environ un an en 2000-2001, où il a travaillé en tant qu’apprenti auprès d’un revendeur de pièces détachées pour poids lourds et cars, ce qui constitue un type de migration différent. Bien que marié et père de famille (il avait deux enfants en 2004), Moussa Coulibaly reste sous l’autorité, pas tant de son père très âgé, que de ses grands frères. Ainsi en juillet 2003, il a littéralement fui le village dans l’espoir de gagner de l’argent à Bamako 260 . Devant les difficultés rencontrées à la capitale, il s’est finalement replié à Ségou où il a trouvé à être embauché comme journalier pour quelques mois, avant de rentrer au village.’ ‘Moussa Coulibaly n’a pas de responsabilités dans l’AV, et n’a pas de perspective immédiate dans ce cadre en tant que cadet. Il a tenu un temps le cahier d’une association de jeunes (le ton). Ses pratiques de l’écrit se répartissent entre des écrits personnels, cahiers ou carnets, que nous étudierons en 2ème partie, et des usages liés à son activité commerciale, puisqu’il gère une des rares échoppes du village, et consigne des crédits, fait des listes de courses (analysées en 3ème partie). Nous verrons que ces pratiques mêlent les langues (français et bambara essentiellement, l’arabe translittéré en graphie latine apparaissant dans des copies). A l’échelle du cahier, l’usage du répertoire bilingue apparaît significatif, comme nous le verrons en détail plus loin, français et bambara renvoyant à des genres discursifs ou à des thèmes distincts. A l’échelle d’un écrit (une liste de courses par exemple), le mélange des langues ne se laisse pas aussi aisément réduire à une fonction de distinction, mais traduit plutôt des habitudes d’écriture liées à une socialisation à l’écrit importante. ’ ‘On peut parler d’une socialisation professionnelle à l’écrit dans la mesure où la récurrence des pratiques génère de nouvelles habitudes. Cette socialisation prolonge par certains aspects la socialisation scolaire (la liste est un genre scolaire, celles de Moussa Coulibaly reprennent des modèles scolaires dans les pratiques comptables notamment, où les additions sont posées et le total indiqué comme sur un exercice). Cependant il s’agit bien d’une appropriation, dans la mesure où l’individu n’est pas encadré par une institution, les usages étant liés à des bricolages individuels entre dispositions scolaires, emprunts à des milieux commerçants urbains, contraintes du métier (nécessité de disposer de traces des transactions, souhait de se donner une vue d’ensemble de l’activité de manière à en faire un bilan, etc.).’

On a là le cas, identifiable chez d’autres enquêtés (K 50 et K 16 notamment) d’un investissement presque exclusif des compétences scripturales dans des domaines privés au sens large : affaires, entre-soi familial ou amical.

On peut ici souligner que la distinction est ténue entre deux attitudes décrites dans cette sous-section (1.3.3.3.) et dans la précédente (1.3.3.2.) : l’attente d’une opportunité et le réinvestissement exclusif dans une sphère à soi sont deux postures qui peuvent coexister dans une même trajectoire de manière diachronique.

Notes
260.

Il faut noter toutefois que le fait de partir en cachette relève en partie d’une convention, dans le cas de migrations qui ne sont pas socialement acceptables. M. Lesclingand souligne que les jeunes filles partent de cette manière, alors que leur départ suppose bien souvent l’implication de leur mère (LESCLINGAND, M. 2004).