1.4.3. Transferts et séparations

Ces profils plus hétérogènes nous ont amenée à travailler sur ce qui se transfère d’une langue et d’une socialisation à l’écrit à l’autre et sur les usages du répertoire bilingue.

Du point de vue des compétences graphiques et linguistiques, les compétences en français se transfèrent facilement en bambara. Une transcription approximative du bambara est en effet aisée pour un scripteur du français, l’apprentissage de l’orthographe comme celui de la grammaire étant largement sous-estimés. Le cas inverse n’est pas rencontré en raison de la configuration des filières, et du profil des alphabétisés monolingues (peu susceptibles de se trouver en situation d’apprendre le français écrit vu leur âge). Le transfert de l’arabe à la graphie latine est évoqué dans les deux sens (l’arabe facilitant l’alphabétisation en bambara de Kandé Konaté, K 13, GL 2 ; les acquis scolaires étant mobilisés par Baïné Coulibaly pour travailler son écriture de l’arabe, K 65, GL 4).

Comme S. Scribner et M. Cole, il nous semble que nous obtenons là un résultat assez attendu et minimaliste : ce que les différentes filières de l’écrit ont en commun, c’est une logique de l’encodage et du décodage qui constitue leur plus petit dénominateur commun, et sur ce plan il peut y avoir effectivement transfert.

Du point de vue des dispositions lettrées, nous avons des résultats qui nous semblent plus consistants, puisque nous observons le réinvestissement de ces dispositions dans des domaines, notamment privés, différents de ceux dans lesquels elles ont été constituées, ce que nous avons défini comme l’appropriation de l’écrit. Contre l’idée d’une alphabétisation fonctionnelle remplissant des fonctions déterminées, nous montrons que l’écriture dote les individus de potentialités en excès sur ce qui peut être défini comme le but d’une formation.

L’enjeu est pour nous de parvenir à décrire plus précisément le contenu de ce qui se transfère.

De la socialisation scolaire (étudiée du seul point de vue des aptitudes lettrées), qu’est-ce qui est retenu ?

De manière générale, les compétences scripturales demeurent, notamment en bambara. Les gestes et habitudes lettrées (faire un brouillon, établir une lettre, copier) sont souvent constitués et mobilisés dans des sphères personnelles. La conception scolaire du rapport entre les langues (du moins la hiérarchie implicitement reconnue, même par l’école bilingue) est plus ou moins admise : le privilège au français est souvent reconnu, mais l’usage du répertoire bilingue dans une perspective de distinction n’apparaît que chez certains anciens élèves, en fonction de leur niveau scolaire, de leur formation, de leurs ambitions. Dans quelques cas, le sens de la légitimité culturelle est acquis.

Aux diverses socialisations à l’écrit clairement identifiées car liées à des institutions (socialisation scolaire, socialisation professionnelle dans le cadre de l’AV) ou à des lieux distincts (socialisations à l’écrit en contexte migratoire), il nous semble qu’il faut ajouter l’effet des pratiques, qui constituent le lieu d’une synthèse entre ces expériences, voire un espace propre de socialisation à l’écrit. Il est temps d’appréhender ces pratiques en tant que telles afin de comprendre ce qui s’y joue.

En abordant les usages de l’écrit, un registre que l’on peut identifier comme personnel émerge. Chez les individus dont les compétences sont socialement valorisées, la mobilisation du répertoire bilingue ou d’autres ressources (distinction matérielle des supports notamment) pour opérer une césure entre les écrits professionnels et publics et les autres, est fréquente. Pour les autres, en l’absence de mobilisation de leurs dispositions dans d’autres domaines, les usages s’inscrivent d’emblée dans ce registre. Des processus de distinction au sein de cette sphère sont parfois observés. L’écrit ne fait-il qu’objectiver un registre du personnel déjà existant ou a-t-il un rôle constitutif dans ce processus ?

Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’entrer dans l’observation du détail des pratiques, ce qui impose un changement de perspective, en prenant pour point de départ non pas des individus et leur trajectoire, mais des pratiques, abordées par domaines et par genres.