2.1.1.1. L’écriture comme pratique sociale

L’usage du terme de « pratique » nous renvoie à un champ de questionnement beaucoup plus vaste que la seule question de l’écriture. Signalons d’emblée la difficulté à traiter de la définition sociologique des termes : « la pratique » ou « les pratiques ». Bernard Lahire souligne que « du fait des multi-usages qui en sont faits dans les sciences sociales, le mot "pratique" n’est pas dépourvu de toute ambiguïté » (LAHIRE, B. 1998 : 169).

Dans Le sens pratique, Pierre Bourdieu propose une définition très large des « pratiques », notion qu’il articule à celles d’habitus et de structures.

‘Parce qu’elles tendent à reproduire les régularités immanentes aux conditions dans lesquelles a été produit leur principe générateur tout en s’ajustant aux exigences inscrites à titre de potentialité objective dans la situation telle que la définissent les structures cognitives et motivatrices qui sont constitutives de l’habitus, les pratiques ne se laissent déduire ni des conditions présentes qui peuvent paraître les avoir suscitées ni des conditions passées qui ont produit l’habitus, principe durable de leur production. On ne peut donc en rendre raison qu’à condition de mettre en rapport les conditions sociales dans lesquelles s’est constitué l’habitus qui les a engendrées et les conditions sociales dans lesquelles il est mis en œuvre, c’est-à-dire à condition d’opérer par le travail scientifique la mise en relation de ces deux états du monde social que l’habitus effectue, en l’occultant, dans et par la pratique (BOURDIEU, P. 1980 : 94).’

P. Bourdieu nous met ici en garde contre deux risques : une approche des pratiques qui les réduisent à une situation, dans une perspective interactionniste faible ; une conception des pratiques comme reproduction à l’identique, application mécanique de modèles intériorisés. Nous nous inscrivons dans ce cadre théorique général qui consiste à articuler dans l’étude des pratiques la considération de la situation, du contexte singulier, et la prise en compte des « structures », c’est-à-dire de l’histoire individuelle et collective des personnes, des techniques, des cultures en jeu. Mais nous ne retiendrons pas l’analyse effectuée ici en termes d’habitus. En effet, comme le montre Bernard Lahire, ce concept renvoie en général à l’idée de pratique en un second sens, plus restreint, de « pré-réflexif », comme dans l’expression de « maîtrise pratique ». Une telle caractérisation ne convient pas pour des pratiques d’écriture et de lecture, qui sont précisément selon B. Lahire des occasions de rupture avec le sens pratique. Nous souscrivons à cette analyse qui conduit à limiter la portée de la théorie bourdieusienne du « sens pratique ». Comme B. Lahire l’a fait pour les milieux populaires en France, notre travail vise à attester de la multiplicité des occasions de réflexivité pour les villageois lettrés de la zone cotonnière du sud du Mali. Mais nous pensons qu’il faut poursuivre la critique, et nous émettons des réserves quant à l’idée selon laquelle « la théorie de la pratique trouve son champ de pertinence ou de validité dans l’étude des univers sociaux à faible degré d’objectivation, des sociétés que l’on dit "sans écriture" » (LAHIRE, B. 1998 : 167) 263 .

Nous définirons ici les pratiques de l’écrit en retenant du terme de « pratique » l’idée d’une articulation nécessaire entre situation et habitudes incorporées, entre contexte et dispositions. Nous pouvons préciser le contenu de cette définition en nous référant à celle que Scribner et Cole se donnent d’une pratique (« practice ») :

‘Par pratique nous entendons une séquence d’activité récurrente, orientée vers une fin, et qui recourt à une technologie et à des systèmes de savoir particuliers. Nous utilisons le terme « compétences » pour désigner la série d’actions coordonnées qu’implique l’utilisation de ce savoir dans des contextes particuliers. Ainsi, une pratique consiste en trois éléments : technologie, savoir et compétences (SCRIBNER, S. & COLE, M. 1981 : 236, noustraduisons). 264

Concernant l’écriture, la notion de pratique ainsi définie suppose que l’on prenne en compte à la fois la situation (lieu, protagonistes, langues) et les contextes d’usage récurrents (situations d’écriture, genres discursifs scripturaux), mais aussi les techniques, les modes d’apprentissage, les cultures de l’écrit. Ainsi, dans une étude centrée sur l’écriture, définir son objet comme des « pratiques » renvoie à un choix théorique. S. Scribner et M. Cole proposent leur définition de l’écriture comme pratique dans le dernier chapitre de l’ouvrage The Psychology of literacy, dont il constitue la conclusion. Cet usage renvoie à la décision prise en cours d’enquête de passer d’une approche cherchant à dégager les « effets » de l’écriture (inspirée par les travaux de J. Goody) à un travail à partir des usages observables de l’écrit.

‘Au lieu de se concentrer exclusivement sur la technologie d’un système d’écriture et ses conséquences présumées (« l’écriture alphabétique encourage l’abstraction », par exemple), nous approchons l’écriture (literacy) comme un ensemble de pratiques socialement organisées, qui usent d’un système de symboles et d’une technologie pour les produire et les diffuser. L’écriture (literacy) n’est pas simplement savoir lire et écrire un système particulier mais appliquer ce savoir à des fins spécifiques dans des contextes spécifiques. La nature de ces pratiques, y compris bien sûr leurs aspects technologiques, déterminera le genre de compétences (« conséquences ») associées à l’écriture (literacy) (ibid.) 265

Notes
263.

Les travaux réunis dans le numéro spécial de la revue Social Anthropology intitulé « Religious reflexivity » apportent des exemples de dispositifs permettant l’exercice de la réflexivité dans des sociétés « sans écriture » (HɔJBJERG, C. K. 2002).

264.

Texte original : « By a practice we mean a recurrent, goal-directed sequence of activities using a particular technology and particular systems of knowledge. We use the term "skills" to refer to the coordinated sets of actions involved in applying this knowledge in particular settings. A practice, then, consists of three components : technology, knowledge, and skills ».

265.

Texte original : « Instead of focusing exclusively on the technology of a writing system and its reputed consequences (“alphabetic literacy fosters abstraction”, for example), we approach literacy as a set of socially organized practices which make use of a symbol system and a technology for producing and disseminating it. Literacy is not simply knowing how to read and write a particular script but applying this knowledge for specific purposes in specific contexts of use. The nature of these practices, including of course, their technological aspects, will determine the kinds of skills (“consequences”) associated with literacy ».