2.1.1.2. Les pratiques de l’écrit

Notre objet, les « pratiques d’écriture » relève du champ plus large des « pratiques de l’écrit ». L’expression de « pratiques de l’écrit » permet de réinscrire les pratiques d’écriture dans un champ plus large (pratiques d’écriture et de lecture ; production d’écrits manuscrits et culture de l’imprimé) et fournit un équivalent commode au terme anglo-saxon de « literacy practices ». Même si nous avons choisi de définir notre objet en concentrant notre attention sur les pratiques d’écriture, l’ouverture que fournit le champ d’investigation autour des pratiques de l’écrit est essentielle à notre approche : en effet, les pratiques d’écriture sont fortement liées à des pratiques de lecture (notamment dans cet acte récurrent sur notre terrain de la copie) ; plus largement, la circulation des textes, imprimés ou manuscrits, constitue l’arrière-plan des pratiques que nous étudions.

L’expression de « pratiques de l’écrit » est empruntée à Roger Chartier 266 . Dans son article de 1986 intitulé « Les pratiques de l’écrit », consacré pour l’essentiel aux pratiques de lecture en Europe du XVIe au XVIIIe siècle, il évoque la prise d’écriture d’hommes issus de milieux populaires, souvent artisans, qui mobilisent dans leurs histoires de vie des « formes et [des] motifs » issus de leurs lectures (CHARTIER, R. 1986). Notons que ce texte n’accorde qu’une place limitée aux pratiques d’écriture, et ne s’intéresse qu’à une forme très particulière d’écriture, l’autobiographie populaire. Il témoigne cependant d’un souci d’articuler lectures et écriture qui est important, et qui constitue un des fils directeurs de notre analyse, même si, comme nous l’expliquons plus loin, nous mettons l’accent sur les pratiques d’écriture (cf. infra 0).

Dans un autre texte (l’avant-propos à l’ouvrage Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime), Roger Chartier propose sous cette dénomination de « pratiques de l’écrit » un programme plus ambitieux puisqu’il s’agit d’articuler parole, écrit (manuscrit ou imprimé) et gestes selon deux figures fondamentales.

‘La première associe parole et écrits, qu’une parole proférée soit fixée par l’écrit (il en a été ainsi, par exemple, lors de la rédaction des cahiers de doléances) ou qu’à l’inverse un texte ne soit appréhendé par certains de ses « lecteurs » que grâce à la médiation d’une parole qui à haute voix le lit. Du fait des sociabilités diverses de la lecture à voix haute existe dans les sociétés anciennes une culture de l’écrit chez ceux-là mêmes qui ne savent ni le produire ni le lire (CHARTIER, R. 1987 : 11).’

Nous retiendrons de ce passage l’idée selon laquelle la culture de l’écrit est partagée même par ceux qui ne disposent pas de compétences de lecture et d’écriture. Une approche des pratiques de l’écrit dans leur ensemble suppose une attention aux entrelacs d’oral et d’écrit qui caractérisent des situations d’écriture comme de lecture.

‘Seconde figure, les relations tissées entre les écrits et les gestes. Loin de constituer deux cultures séparées, ils se trouvent en fait fortement articulés. D’une part, nombre de textes ont pour fonction même de s’annuler comme discours et de produire, à l’état pratique, les conduites et comportements tenus comme légitimes par les normes sociales ou religieuses (…). D’autre part, l’écrit est au cœur même des formes les plus gestuelles et oralisées des cultures anciennes. Il en est ainsi dans les rituels souvent appuyés sur la présence physique et la lecture effective d’un texte central dans la cérémonie ; il en est ainsi dans la fête citadine où inscriptions, banderoles et écriteaux portent à profusion devises et formules. Entre textes et gestes, les relations sont donc étroites et multiples, obligeant à considérer dans toute leur diversité les pratiques de l’écrit (op. cit. : 11-12).’

La notion de pratiques de l’écrit s’enrichit ici d’une dimension gestuelle qui engage à considérer ces « pratiques » de l’écrit comme manipulations, actes concrets à analyser dans leur environnement immédiat (qui écrit ? quelles sont les postures de ceux qui écrivent ? etc.) et dans leur contexte social et culturel plus large (quels rituels ? quels événements ? dans quel cadre institutionnel ?).

Cette compréhension très large en extension de ce qui constitue les « pratiques de l’écrit » nous semble pertinente pour ce moment de l’enquête où nous envisageons l’ensemble des pratiques liées à l’écriture dans le village. Notons que nous retrouvons ici le projet d’étudier une « culture graphique » tel qu’il s’est développé dans la tradition de la paléographie italienne, notamment dans les travaux d’Armando Petrucci. Ce chercheur a en effet souligné l’importance des traditions graphiques à la fois imprimées et manuscrites (PETRUCCI, A. 1993).

Le second avantage de l’expression « pratiques de l’écrit » est qu’elle constitue une traduction acceptable de « literacy practices ». Nous avons déjà évoqué les difficultés de traduction du terme de « literacy » (cf. supra 1.1.2.2). Dans cette expression, ce terme revêt une acception générique et désigne tout aussi bien les activités de lecture que d’écriture, mais aussi des pratiques dans un lien plus lâche avec la production ou le déchiffrement d’écrit, de l’ordre de la manipulation d’imprimés par exemple. L’expression « pratiques de l’écrit » telle que l’on vient de la définir en est un assez bon équivalent.

L’expression « literacy practices » connote toutefois en anglais ou en américain une option théorique en faveur des « New Literacy Studies, » alors que le terme de pratiques de l’écrit est plus neutre en français. Ainsi, Mike Baynham donne pour titre à un ouvrage dans lequel il résume les acquis des « New Literacy Studies » Literacy practices. Investigating literacy in social contexts (BAYNAM, M. 1995). Dans la même perspective,dans l’introduction à Local literacies David Barton et Mary Hamilton lient le choix de ce terme à un programme théorique :

‘The notion of literacy practices offers a powerful way of conceptualising the link between the activities of reading and writing and the social structures in which they are embedded and which they help shape. When we talk about practices, then, this is not just the superficial choice of a word but the possibilities that this perspective offers for new theoretical understandings about literacy (…). Practices are not observable units of behaviour since they also involve values, attitudes, feelings and social relationships (BARTON, D. & HAMILTON, M. 1998 : 6).’

Ce programme théorique se décline en six points, comme suit :

  • [1] L’écriture (literacy) se laisse saisir au mieux comme un ensemble de pratiques sociales ; celles-ci peuvent être appréhendées à travers des événements qui sont médiatisés par des textes écrits.
  • [2] Il y a plusieurs cultures de l’écrit (literacies) associées avec différents domaines d’existence.
  • [3] Les pratiques de l’écrit (literacy practices) sont modelées par les institutions sociales et les relations de pouvoir, et certaines cultures de l’écrit (literacies) deviennent plus fortes, visibles et influentes que d’autres.
  • [4] Les pratiques de l’écrit (literacy practices) sont significatives et prises dans des enjeux sociaux et des pratiques culturelles plus larges
  • [5] L’écriture (literacy) est située historiquement.
  • [6] Les pratiques de l’écrit (literacy practices) changent, et les nouvelles pratiques sont souvent acquises à travers des processus d’apprentissage et de construction du sens informels (op. cit. : 7) 267 .

Le point 1 affirme la définition de l’objet d’étude comme « un ensemble de pratiques sociales ». Nous allons détailler dans la section qui suit la méthodologie qu’implique une telle approche théorique. Les autres points développent les conséquences de cette affirmation du caractère contextualisé de l’écrit. Les trois points qui utilisent l’expression « literacy practices » déclinent cette idée : contextualisation en fonction des domaines considérés (point 2), contextualisation temporelle (points 5 et 6), contextualisation socioculturelle (point 4). Les « literacy practices » apparaissent donc à la fois comme des cadres hérités de pouvoirs et de cultures qui les modèlent et comme des matrices de cultures et d’usages nouveaux. Le point 3 renvoie aux rapports entre les pratiques de l’écrit et les institutions, mais aussi aux rapports des « cultures de l’écrit » (literacies) entre elles.

Notes
266.

Nous nous référons à cet auteur en particulier car son analyse historique des phénomènes d’acculturation à l’écrit est extrêmement riche (nous lui empruntons également le concept central d’appropriation, tel qu’exposé dans l’introduction). Cela ne signifie pas que nous lui attribuons la paternité de l’expression, attestée par exemple dans le texte de D Roche « Les pratiques de l’écrit dans les villes françaises du XVIIIe siècle » in (CHARTIER, R. 1985).

267.

La numérotation est de nous.

Texte original :

• [1] Literacy is best understood as a set of social practices ; these can be inferred from events which are mediated by written texts.

• [2] There are different literacies associated with different domains of life.

• [3] Literacy practices are patterned by social institutions and power relationship, and some literacies become more dominant, visible and influential than others.

• [4] Literacy practices are purposeful and embedded in broader social goals and cultural practices.

• [5] Literacy is historically situated.

• [6] Literacy practices change, and new ones are frequently acquired through processes of informal learning and sense making.