2.1.1.3. Des écritures ordinaires ?

La catégorie d’écriture « ordinaire » est associée, en France, à l’émergence d’un champ de recherche sur un ensemble de pratiques de l’écrit autres que littéraires. On voit apparaître d’emblée la difficulté principale que pose cette expression : tout en renvoyant à des pratiques d’une grande diversité, elle n’en propose qu’une définition par la négative. Nous avons indiqué, dans notre introduction générale, que sur notre terrain également un usage stratégique de la notion est efficace, permettant de désigner des écrits qui ne relèvent pas des traditions les plus étudiées (écritures inventées, traditions graphiques locales). Cependant, l’épithète n’est pas neutre, renvoyant à deux champs sémantiques distincts même s’ils sont liés : dans l’ordre de la qualité, l’ordinaire est du côté de ce qui est précisément « sans qualités », banal ; dans l’ordre temporel, l’ordinaire renvoie au quotidien, à l’idée de pratiques fréquentes.

A la fin de l’ouvrage collectif qu’il a dirigé sur la correspondance, Roger Chartier définit ainsi avec Jean Hébrard ce terme comme :

‘un ensemble de pratiques scripturaires qu’il est difficile de définir autrement que par ce qu’elles ne sont pas - ni professionnelles, ni littéraires, ni scolaires - et qui malgré leur diversité, ont pour caractéristique première d’introduire l’ordre de l’écrit dans le quotidien des existences. Ces écritures privées (celles du livre de comptes, de l’agenda, du cahier de recettes ou de chansons, de la correspondance, du livre de raison, du journal intime), loin d’être d’emblée séparées, se constituent progressivement dans la longue durée, sans que, d’ailleurs, s’érigent jamais entre elles des frontières infranchissables (CHARTIER, R. 1991 : 453).’

La caractéristique ici avancée correspond à un glissement vers le second sens dégagé de l’épithète, sans permettre une caractérisation forte. La seconde phrase apporte premièrement une nouvelle dimension, celle du privé, et deuxièmement une justification d’ordre historique : il y a un processus de différenciation des modes de l’écriture privée sur fond de porosité entre eux. Cette hypothèse historique est intéressante, et nous reviendrons sur cette question du mélange plus ou moins grand des genres d’écriture selon les scripteurs. Cependant, elle ne constitue pas un critère de définition.

Il revient à Daniel Fabre d’avoir donné une portée particulière à cette expression dans les deux ouvrages collectifs qu’il a dirigés. Le premier, Ecritures ordinaires, s’ouvre sur ce qui n’est pas à proprement parler une tentative de définition. Dans son introduction, D. Fabre énumère en effet une variété de gestes d’écriture, de « façons » 268 , dont il souligne le « désordre déroutant » (FABRE, D. 1993a : 11). L’opposition aux écrits littéraires apparaît d’abord structurante, ces derniers étant identifiés par les traits suivants : « la volonté de faire œuvre, la signature authentifiante de l’auteur, la consécration de l’imprimé » (ibid.). Cependant, D. Fabre souligne le risque qui consiste à appréhender ces écrits en suivant « des modèles dualistes qui propos[ent] d’emblée une compréhension en prenant, plus ou moins implicitement, appui sur une théorie forte de la littérature » (op. cit. : 14). Le trait présenté comme caractéristique est leur fonction définie comme celle de « laisser trace » (op. cit. : 11). A la fin de cette introduction, D. Fabre revient sur cette « notion floue d’écriture ordinaire » pour insister sur la dimension partagée de l’expérience de l’écriture :

‘Nous avons entr’aperçu un territoire assez mal exploré, celui des écritures que nos sociétés demandent, exigent, suscitent. Cet ordinaire-là, qui fait corps avec leur organisation, sollicite chacun, quelle que soit sa condition, il est ciment commun, impératif général (op. cit. : 26).’

Dans Par écrit, la catégorie d’écriture « ordinaire » est remplacée dans le titre par celle d’« écritures quotidiennes », mais reste mobilisée dans l’analyse, dans cette perspective d’une expérience partagée : « Nous sommes dans l’écriture et l’écriture est en nous, il n’y a pas de grand partage qui séparerait deux mondes » (FABRE, D. 1997b : 5).

Les réserves que nous émettons sur l’expression d’écriture ordinaire visent à interroger la pertinence de son usage comme catégorie de recherche, dans le contexte particulier de notre enquête, et non à critiquer l’ensemble des travaux que cette expression a contribué à faire émerger, et dans lesquels nous puisons idées et outils. En tant que catégorie, cette expression ne nous semble pas permettre de définir un objet de recherche de manière précise. Dans une revue critique de 1995, Florence Weber a formulé ainsi certains problèmes posés par cette notion.

‘Il est clair, explicitement ou implicitement, qu’il ne s’agit pas de textes imprimés : voilà, bien que de façon toute négative, par le support. Mais plusieurs lignes de partage coexistent entre ordinaire et extraordinaire au risque parfois de se confondre : opposition entre les pratiquants – populaires (gens ordinaires ?) et lettrés ; opposition, qui tend à se brouiller dès qu’elle est énoncée, entre les produits – textes littéraires et les « écrits ordinaires », des écritures domestiques aux lettres votives, qui se décline parfois en une opposition entre « auteurs » – auteurs ordinaires et auteurs reconnus ; opposition entre les pratiques – publiques (pensées plus souvent comme professionnelles ou scolaires que comme politiques) et privées, intimes, quotidiennes, domestiques (WEBER, F. 1995 : 152).’

Comme l’indique F. Weber, le caractère manuscrit (au moins partiellement, dans le cas d’imprimés remplis) est le plus petit dénominateur commun à l’ensemble des textes étudiés (sans pour autant être un critère distinctif, puisque bien sûr le brouillon d’écrivain n’en relève pas). L’enjeu d’une réflexion sur cette catégorie est pour F. Weber de « casser les glissements conceptuels entre ordinaire et populaire, entre ordinaire, privé et domestique » (ibid.).

Nous laissons pour le moment ouverte la question de la qualification des écrits observés. Cependant, nous pouvons préciser dès à présent pourquoi il ne nous semble pas opératoire de les identifier comme « ordinaires ». Tout d’abord, les « pratiquants » dont nous étudions ici les écrits ne peuvent être identifiés de manière univoque : au regard de citadins, scolarisés en français et employés dans le secteur formel, ce sont des paysans, au mieux alphabétisés en bambara ; pour les autres villageois, leur statut d’alphabétisé ou d’« ancien élève » les distinguent, comme nous l’avons montré dans notre 1ère partie. D’autre part, l’épithète ordinaire a aussi la connotation de « courant », ce qui n’est pas le cas de ces pratiques, la prise d’écriture demandant souvent un effort. On peut parler d’une certaine familiarité avec l’écriture, non d’une banalisation. Si l’on peut parler d’une « appropriation » de l’écrit sur notre terrain, elle est loin d’être comparable à celle que décrit Anne-Marie Thiesse dans son article sur les pratiques populaires de l’écrit dans la France du XIXe siècle :

‘L’appropriation par les couches populaires de consommations dont elles étaient jusque là exclues n’est sans doute réussie que lorsqu’elle se traduit par une redéfinition nécessaire : l’accès de tous à tel bien doit sembler si naturel, si évident, qu’il ne peut être remis en cause. L’appropriation passe donc par la banalisation, par le refus de considérer une pratique revendiquée comme le résultat d’un choix individuel. C’est en universalisant les goûts, non en les présentant comme marque d’originalité que le lecteur populaire les justifie : "Victor Hugo ? La Porteuse de pain, Les deux orphelines ? Mais qui est-ce qui n’a pas lu ça ?" (femme née à Paris en 1895, père ouvrier) (THIESSE, A.-M. 1991 : 60).’

Dans le contexte rural dans lequel nous travaillons, nous ne pouvons repérer une telle culture écrite partagée, relevant de l’« ordinaire ».

Notes
268.

Ce terme est repris en écho au livre d’Y. Verdier, Façons de dire, façons de faire (VERDIER, Y. 1979).