2.1.1.4. Outils de l’ethnographie

Le moment de la construction de l’objet dans une enquête sociologique engage des choix qui sont à la fois théoriques et pratiques. Notre décision théorique d’aborder la question en termes de « pratiques de l’écrit » va donc de pair avec des options méthodologiques. Certains outils et types de matériaux se prêtent en effet mieux que d’autres à une approche contextualisée de l’écrit.

Notons d’emblée que si nous privilégions, dans cette partie sur les pratiques, les résultats de méthodes qualitatives (entretiens et observations), l’usage des statistiques peut également produire des résultats fins - cf. par exemple l’article de B. Lahire sur les écritures domestiques (LAHIRE, B. 1995a), ou encore l’usage des statistiques dans l’ouvrage de S. Scribner et M. Cole déjà cité (SCRIBNER, S. & COLE, M. 1981). Cependant, compte tenu des difficultés de la passation d’un questionnaire, même sommaire comme le nôtre, et en l’absence de statistiques de référence fiables, nous n’avons pas exploré cette voie.

Les entretiens sont un outil important. Ils seront à nouveau convoqués, mais différemment de la 1ère partie, puisque nous les analyserons cette fois dans leur dimension de « récits de pratiques ». Cette forme consiste à orienter l’enquêté vers une description des pratiques de l’écrit, en relançant sur les détails matériels de ses pratiques. Nous mènerons ici une analyse des pratiques récurrentes, en rapportant bien entendu les extraits cités aux enquêtés, dont les propriétés scolaires et sociales sont connues, mais sans les réinscrire comme dans la 1ère partie dans une trajectoire d’alphabétisation singulière. Les extraits cités seront donc souvent courts.

Les observations sont des matériaux privilégiés, souvent mis en avant par les tenants d’une approche de l’écrit comme pratique sociale, en particulier sous la forme particulière de l’observation de scènes mettant en jeu l’écrit, ou « literacy events ». La référence principale est l’ouvrage de Shirley Brice Heath, Ways with words (HEATH, S. B. 1983), qui emprunte cette expression à un article de 1980 sur les expériences préscolaires d’enfants de milieux populaires (ANDERSON, A. TEALE W. & ESTRADA E. 1997 [1980]).

‘Ces occasions où la parole s’organise autour d’un écrit ont été nommées “événements d’écriture” (literacy events). [L’article d’] Anderson, Teale et Estrada (1980) définit un événement d’écriture comme “toute séquence d’action, engageant une personne ou plus, dans laquelle la production ou la compréhension de l’imprimé joue un rôle” (…). Les événements d’écriture ont des règles interactionnelles qui régulent le type et l’ampleur de la parole sur ce qui est écrit, et définissent la manière dont le langage oral renforce, contredit, étend ou met de côté le matériau écrit (HEATH, S. B. 1983 : 392) 269 .’

De cette définition très souvent citée, nous retiendrons l’intérêt pour l’articulation entre l’oral et l’écrit. Nous aurons l’occasion de nous appuyer sur des observations où cette approche est mise en œuvre.

Cependant, beaucoup d’écrits observés le sont hors de tout contexte d’écriture ou de manipulation (autre que celui créé par l’enquête). Les écrits conservés sur une longue durée, et écrits dans des moments privés ne se prêtent pas facilement à une telle observation. Ces écrits constituent l’essentiel des écrits recueillis à Kina, constitués en un corpus que nous présentons ci-dessous en 0. Comme pour les entretiens, nous en aurons ici un usage transversal qui consiste à repérer les pratiques les plus fréquentes, les manières d’écrire communes à différents scripteurs. L’étude par scripteur, associant l’ensemble des productions écrites d’un enquêté et l’entretien effectué avec lui, sera mise en œuvre dans la 3ème partie. Il ne faut pas s’étonner de voir le même document convoqué dès cette 2ème partie en des moments distincts de l’analyse. En effet, la richesse de ces documents est telle que l’analyse peut se développer sur différents plans : contenu, usage des langues, formes linguistiques, formes graphiques, pour ne citer que les plus importants.

Il s’agit là de documents écrits, qui se prêtent à une observation, et non à une simple lecture, puisque ces écrits se donnent dans leur double dimension discursive et visuelle. Si ces écrits ne peuvent pas tous être rapportés au contexte de leur manipulation, notons tout de même que nous pouvons croiser cette observation des écrits avec les récits de pratiques et parfois avec d’autres types d’observations. Un des enjeux méthodologiques de notre travail est précisément d’articuler ces différents matériaux ethnographiques, entre eux, et dans l’analyse que nous en proposons.

Nous disposons maintenant d’un outillage conceptuel : notre objet, les « pratiques d’écriture » est défini comme relevant du champ plus large comme des « pratiques de l’écrit », qui se rattachent à des cultures graphiques plus englobantes, et dont l’analyse requiert une attention aux institutions d’apprentissage et de diffusion. Le corollaire de cette approche est le développement d’une ethnographie qui fait intervenir différents dispositifs : entretiens comme récits de pratiques, observations de « literacy events », observation d’un corpus d’écrits.

Comme dans toute enquête sociologique, la question de la généralisation est cruciale, et le passage d’une ethnographie à l’analyse est le moment décisif de l’enquête. On peut considérer avec Brian Street que le raisonnement en termes de « pratiques de l’écrit » nous situe à un niveau d’abstraction supplémentaire par rapport à la description ethnographique des « literacy events » :

‘J’emploie le terme de « pratiques de l’écrit » (literacypractices) comme un concept plus large, situé à un niveau d’abstraction supérieur, et qui se réfère à la fois aux comportements et à des conceptualisations liées à l’usage de la lecture et/ou de l’écriture. Les « pratiques de l’écrit » incorporent non seulement des « événements d’écriture » (literacy events), en tant qu’occasions empiriques où l’écriture (literacy) est centrale, mais aussi les « schèmes culturels » qui structurent ces événements et les préconceptions idéologiques qui les soutiennent (STREET, B. 1993: 12-13) 270 .’

Cependant, nous pensons qu’il faut articuler plus précisément les niveaux d’analyse, pour ne pas courir le risque d’une attention exclusive à la singularité, qui renonce à toute ambition théorique.

Notes
269.

Texte original : « Those occasions in which the talk revolves around a piece of writing have been termed literacy events. Anderson, Teale and Estrada 1980 defines a literacy event as “any action sequence, involving one or more persons, in which the production and/or comprehension of prints plays a role » (…). Literacy events have social interactional rules which regulate the type and amount of talk about what is written, and define ways in which oral language reinforces, denies, extends, or sets aside the written material” ».

270.

Texte original : « I employ literacy practices as a broader concept, pitched at a higher level of abstraction and referring to both behaviour and conceptualisations related to the use of reading and/or writing. ‘Literacy practices’ incorporate not only ‘literacy events’, as empirical occasions to which literacy is integral, but also ‘folk models’ of those events and the ideological preconceptions that underpin them ».