Lire et écrire sont deux compétences dont l’apprentissage n’a pas toujours été associé. Roger Chartier rappelle que l’aptitude à lire, dans la France d’Ancien Régime, ne suppose pas celle à écrire. En effet, les premières années des petites écoles sont consacrées à l’apprentissage de la lecture, et non de l’écriture (CHARTIER, R. 1985 : 82-83). Or nombreux sont les enfants à ne fréquenter l’école (religieuse) que quelques années, ce qui leur donne accès à la lecture, mais non à l’écriture. Cette aptitude à lire a d’ailleurs longtemps paru suffisante aux pouvoirs politiques et religieux, pour qui la lecture permet d’accéder à un petit nombre de textes contrôlés, voire censurés, alors que l’écriture ouvre les voies d’une communication non maîtrisée. Telle est notamment l’attitude des Eglises pour qui la lecture religieuse d’un nombre plus limité de textes sacrés (il faudrait distinguer ici entre protestants et catholiques) est l’objectif de l’enseignement. Notons que dans certains milieux cette attitude a perduré jusqu’au début du XXe siècle concernant les filles.
Cette figure du « lire seulement » a souvent été associée à une forme de lecture dite « intensive » caractérisée par le nombre restreint de livres lus et l’insertion des temps de lecture dans des activités collectives. Puis, vers la fin du XVIIIe siècle, le nombre de livres lus s’accroissant, les lecteurs auraient développé une nouvelle relation, d’intimité, au livre 272 . Roger Chartier nuance la progression ainsi établie d’une lecture intensive à des formes modernes de lecture.
‘Un semblable diagnostic a pu être discuté. Nombreux, en effet, sont les lecteurs « extensifs » au temps de la lecture « intensive » : songeons aux lettrés humanistes qui accumulent les lectures pour composer leurs cahiers de lieux communs. Et l’inverse est plus vrai encore : c’est en effet au moment même de la « révolution de la lecture » que, avec Rousseau, Goethe ou Richardson, se déploie la plus « intensive » des lectures, celle par laquelle le roman s’empare de son lecteur, l’attache et le gouverne comme, auparavant, le texte religieux. Par ailleurs, pour les plus nombreux et les plus humbles des lecteurs (…) la lecture garde durablement les traits d’une pratique rare, difficile, qui suppose la mémorisation et la récitation de textes devenus familiers parce que peu nombreux et qui, en fait, sont reconnus plus que découverts (CHARTIER, R. 1996 : 31-32).’Cependant, il souligne que « ces précautions, qui conduisent à abandonner une opposition trop tranchée entre les deux styles de lecture, n’invalident pas pour autant le constat qui situe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle une "révolution de la lecture" » (ibid.).
L’histoire de l’éducation montre en effet que des traditions éducatives se sont développées, qui ont associé l’apprentissage de la lecture à celui de l’écriture. Jean Hébrard les repère au sein de cultures professionnelles de l’écrit chez les clercs (qui associent lecture et écriture) mais aussi dans les milieux marchands, soucieux de pouvoir communiquer à distance pour les affaires, et de gérer biens et patrimoine - ce qui suppose également des compétences en calcul (HÉBRARD, J. 1988). Il montre que c’est la convergence de ces traditions, en lien avec l’évolution des écoles chrétiennes, qui a amené l’école à se centrer sur le triptyque « lire, écrire, compter » au terme d’un long processus historique de « scolarisation des savoirs élémentaires ».
Sur cette conception, on peut se reporter au texte de R. Wittmann « Une révolution de la lecture à la fin du XVIIIe siècle », in (CAVALLO, G. & CHARTIER, R. 1997).