Des scripteurs plutôt que des lecteurs

Par rapport à cette figure d’hommes « du livre » qu’ont les praticiens de l’écrit coranique, les enquêtés scolarisés et alphabétisés se définissent avant tout par leur aptitude à écrire, comme hommes « du papier » pourrait-on dire.

Cela ne signifie pas que les personnes alphabétisées en bambara ou les bi-alphabétisés ne lisent pas. Lorsque nous entrerons dans le détail des pratiques de l’écrit, nous analyserons les déclarations concernant la lecture de journaux ou de manuels. L’inventaire montre que la possession d’imprimés est répandue. Parmi les catégories d’imprimés les plus représentées, les documents de vulgarisation agricole, dont la lecture peut s’intégrer à des activités, ou auxquels il peut être fait recours ponctuellement pour rechercher une information. Les manuels sont également très présents, qui peuvent être le support d’activités de soutien scolaire ou d’apprentissage informel. Ces deux types de documents ne font pas seulement l’objet de lectures pratiques, étant lus pour s’exercer ou pour le plaisir. Mais ces livres ne confèrent pas, comme les livres religieux, un statut de lecteur socialement reconnu. Ils ne constituent pas des bibliothèques dont on tire un profit de distinction.

Certes, le rapport scolaire à des lectures légitimes est attesté, comme nous l’avons vu précédemment avec l’exemple de Bakary Konaté dont nous avons souligné la « bonne volonté culturelle » (cf. supra 1.3.3.3). Les jeunes adultes qui constituent la génération des premiers élèves de Kina que nous avons étudiée plus particulièrement sont bien à la fois des scripteurs et des lecteurs, héritiers en cela d’une socialisation scolaire qui associe les deux apprentissages (et celui du calcul que nous étudierons plus loin).

Cependant, ils tirent le plus grand profit social de leur maîtrise de l’écriture et non de la lecture. Ils sont sollicités dans le cercle familial pour écrire des lettres, et ce dès leur période de scolarité. Certains, souvent des hommes, aînés de leur famille, issus de familles socialement bien placées, ont vu leur compétences sollicitées au sein des associations villageoises pour tenir des registres et faire les comptes. D’autres cercles (associations de jeunes, de femmes) sont aussi des lieux où l’écriture est utilisée, pour établir des listes notamment.

Aussi étudierons nous ici les lectures essentiellement dans leur rapport à des pratiques d’écriture.

A cela une raison tout à fait contingente : le choix effectué, en raison de mes compétences linguistiques, d’une enquête centrée sur les pratiques en français et en bambara. Or, le lecteur par excellence est le lettré en arabe, dont les pratiques ne peuvent être étudiées attentivement qu’en lisant les textes lus et produits en arabe.

S’y ajoute un parti pris théorique et méthodologique qui consiste à faire le lien entre les pratiques d’écriture et les lectures. Construire notre objet en termes de pratiques de l’écrit permet également de souligner que toute pratique d’écriture engage des pratiques spécifiques de lecture à plus ou moins grande échelle : de la relecture de ce que l’on vient d’écrire à la lecture-sélection quand il s’agit de copie.

Le privilège accordé dans notre recherche à l’écriture plutôt qu’à la lecture tient aussi à l’importance croissante prise dans notre dispositif d’enquête par ces matériaux que sont les écrits recueillis.