La négociation de la prise de vue

Le cadrage sur les écrits est aussi lié au dispositif d’enquête.

Lors des entretiens, il arrive que l’enquêté propose de me montrer les documents dont il est question dans la partie qui constitue le « récit de pratiques » : livres ou brochures lus ; écrits produits. Plus souvent, j’ai demandé à l’enquêté s’il avait des documents à me montrer.

Les réponses à ces deux demandes : voir des écrits, les photographier, ont été en général positives. Concernant la possibilité de voir des écrits, j’ai essuyé trois refus directs : Malick Keïta (K 25) a évoqué en entretien un cahier sur lequel il a recueilli des informations auprès de son père, décédé depuis, mais quand on lui a demandé si parmi ces écrits il y avait des choses que l’on pouvait voir, il a répondu par la négative, qualifiant son cahier en français d’« invisible » ; Ba Madou Coulibaly à Folonda m’a parlé d’un recueil de secrets de chasseur mais m’a précisé qu’il ne le montrait à personne ; Djibril Traoré (K 45) m’a dit avoir recueillis des détails sur l’histoire du village auprès de l’ancien chef du village Baïné Coulibaly, mais a refusé de me les montrer. Concernant Malick Keïta nous n’avons pas de détails quant au contenu de ce cahier. En revanche, s’agissant de Ba Madou Coulibaly et de Djibril Traoré le caractère secret des écrits en cause est évident : les secrets d’un chasseur (formules qui permettent de se rendre invisible, d’échapper à des animaux sauvages, etc.) font son prestige et la crainte qu’il inspire ; quant à l’histoire du village, on a évoqué plus haut la complexité du sujet (cf. supra 1.2.1.1). Dans le cas de Djibril Traoré, une des informations recueillies auprès de Baïné Coulibaly qu’il a bien voulu nous communiquer oralement (l’origine minyanka d’une des familles fondatrices du village) apparaît très sensible, dans la mesure où elle renvoie à l’esclavage connu par ces familles, sujet jamais abordé publiquement et source de conflits profonds.

Par ailleurs, il est souvent arrivé que des enquêtés me promettent de me montrer des écrits, momentanément inaccessibles, et n’en reparlent plus, ce qui a pu constituer une forme polie de refus. Ainsi, Baïné Coulibaly esquive une demande concernant des notes sur l’histoire du village en disant simplement que ces documents sont difficiles d’accès (« u yɔrɔ ka jan », litt. ils sont loin).

La prise de photos s’est toujours effectuée avec l’accord des enquêtés. La négociation de la prise de vue a eu lieu sur l’instant, ma demande concernant la page ou le cahier que nous étions en train d’observer. Les photos ont été prises devant l’enquêté, l’écrit étant posé par terre, souvent à même le sol.

La réaction la plus commune à cette demande a été une manifestation de surprise à l’idée que je veuille photographier leurs écrits. Des questions m’ont été posées quant à l’usage des photos. La technologie numérique n’étant pas connue, celles-ci portaient souvent sur la lisibilité de ce que j’obtiendrais au tirage. Mais la question de la circulation de ces photos est aussi apparue, les enquêtés oscillant entre trois attitudes : être touché de l’intérêt porté à leurs écrits, au point que je souhaite les photographier ; craindre la divulgation de ses secrets ; s’excuser de l’incorrection de ses productions. A cet égard, un élément essentiel de l’analyse des écrits est l’attention à la différence entre ce qu’on m’a montré, ce qu’on m’a laissé prendre en photo, ce qu’on m’a commenté.

Montrer plus qu’on ne laisse photographier est une attitude qui s’explique aisément, la photo intervenant comme un degré « d’intrusion » supplémentaire. Plusieurs enquêtés ont émis des réserves, signalant que certains passages de leur cahiers n’étaient pas à prendre en photo. Madou Camara m’a ainsi précisé qu’il ne souhaitait pas que je photographie le passage de son cahier où il a noté la date où sa femme l’a quitté, ce que l’on comprend sans peine car il s’agit d’une information personnelle. Makan Camara m’a demandé de ne pas photographier un paragraphe concernant un projet de radio rurale à monter à Kina, me disant que je pourrai le prendre en photo ultérieurement, une fois le projet abouti ; ici aussi il s’agit d’une information confidentielle, mais surtout c’est un projet inabouti.

De manière moins attendue, certains m’ont laissé photographier des écrits qu’ils n’ont pas voulu me lire ou me commenter. Plusieurs enquêtés ont justifié le fait qu’ils m’ont laissé voir et photographier certains de leurs secrets, notamment des formules magiques, par la certitude qu’ils ont que je ne pourrais rien en faire car je ne les comprends tout simplement pas :

AM Si, ça [ne] vous dérange pas, est-ce qu’il y a des choses qu’on peut regarder ? DC Oui, ça ne me dérange pas, parce que celui qui travaille, utilise ces choses-là c’est lui le propriétaire, marquer comme ça dans le cahier sans utiliser ça n’aboutit rien, n’est-ce pas ? Je peux vous montrer... (K 28).’

De fait, Demba ne s’est pas tenu à cette ligne, puisque la lecture d’une formule assurant la protection d’un enfant nouveau-né s’est prolongée en explication.

DC ... bon tu dis ça trois fois, bon quand tu arrives sur l’arbre maintenant tu enlèves [l’écorce] comme ça, comme ça, comme ça (geste de traire à l’horizontale). Bon trois poignées, si c’est un garçon, bon si c’est une fille/ AM Quatre ? DC Quatre poignées comme ça, mais ce n’est pas à bouillir, tu viens avec l’arbre comme ça tu mets dans l’eau et puis tu frottes comme ça, dans l’eau, et puis tu le laves (id.).’

Or le cahier photographié lors de cet entretien comporte plusieurs formules ; il s’agit d’un ancien cahier donné et partiellement rempli lors d’une formation agricole, dont Demba utilise les parties vacantes pour des notes personnelles. Sur les deux formules qu’il m’a laissé photographier, Demba a survolé la première sans la commenter et s’est arrêté longuement sur celle-ci sans doute plus anodine.