La matérialité du support

Ici la référence à l’archive est particulièrement pertinente dans la mesure où l’archive est souvent pensée dans sa masse et dans sa forme matérielle. Comme le rappelle Krzystof Pomian dans le texte consacré aux archives dans l’ouvrage dirigé par Pierre Nora Lieux de mémoire : « un document reste un document, qu’il soit rouleau, registre, liasse, feuille isolé, fichier ou microforme, qu’il soit écrit à la main [ou] imprimé » (POMIAN, K. 1992 : 164). Cette attention à la variation des supports et des procédés d’écriture est essentielle à notre recherche. Cela explique le rapport que nous avons eu à ces documents, qui est de l’ordre de ce que Arlette Farge décrit dans Le Goût de l’archive (FARGE, A. 1989). Elle y relève l’ambivalence du rapport aux archives où les moments où l’on est touché par l’« effet de réel » d’un document alternent avec ceux où la monotonie l’emporte (op. cit. : 20). J’ai fait cette double expérience : du saisissement devant certains documents, et de la lassitude face à des cahiers qui n’étaient que pages copiées dans des formations agricoles. Pour ces derniers, ce n’est que la décision de prendre en photo la totalité du cahier qui a motivé la prise de photo.

La matérialité du support apparaît plus ou moins selon le cadrage. Il peut s’agir d’une mise en contexte de l’écrit dans son environnement matériel, pratique surtout mise en œuvre auprès des lettrés en arabe et des devins. Le plus souvent, la photo strictement cadrée sur le support laisse surtout entrevoir la matérialité de l’objet écrit lui-même. C’est notamment le cas du cahier en tant qu’objet, dont certaines photographies font apparaître l’épaisseur d’objet tridimensionnel, de l’ordre du codex comme le rappelle Christiane Hubert et Jean Hébrard dans un article où ils étudient un corpus français de cahiers scolaires (HUBERT, C. & HÉBRARD, J. 1979) 278 . Or si à première vue, les photos représentent une variété de supports, du bout de papier, quadrillé ou non, au cahier volumineux, de la feuille blanche à l’imprimé, un examen plus attentif révèle la source principale de tous ces papiers : le cahier d’écolier. Le cahier apparaît comme un recueil de feuilles dont on peut déchirer certaines, comme surface d’écrits mais aussi de gribouillis, comme objet dont l’intercalaire rappelle la profondeur. Nous étudierons en 3ème partie la pratique du cahier en montrant l’importance de la prise en compte de ce support pour analyser les pratiques observées.

Signalons enfin que les écrits photographiés se caractérisent souvent par leur fragilité qui suggère qu’il y a une forme d’urgence à sauver des documents. Ici, j’ai rencontré un topos du discours anthropologique, en général formulé à propos de traditions orales (le « dernier » détenteur d’une tradition), à propos de matériaux écrits. En effet, certains supports apparaissent fragiles, ce qui se voit sur certaines photos d’écrits dégradés tel le cahier de Makan Camara (cahier 2 donné en Annexe 6). La référence à l’archive s’est alors imposée en raison d’un trait partagé par la plupart des écrits photographiés : il s’agit de documents, le plus souvent de cahiers, que l’on conserve, et ce souvent longtemps. Le temps, souvent sporadique, de l’écriture fait que les cahiers couvrent de longues périodes, très souvent des années, tout en étant conservés dans des conditions précaires.

Ainsi, même un usage aussi apparemment neutre que la photographie d’écrits est un acte de recherche sur lequel un retour réflexif est indispensable. Deux acquis sont à retenir. Premièrement, même si cela n’apparaît pas en tant que tel sur la photo, celle-ci est le produit d’une interaction dont l’enquête sociologique se doit de rendre compte. Deuxièmement, constituer ces photos d’écrits en corpus est un dispositif d’enquête qui ne renvoie pas nécessairement aux usages sociaux de ces écrits.

Notes
278.

Cet article a été republié, avec des modifications, par J. Hébrard (HÉBRARD, J. 2001). Nous citons la version originale, qui comprend des reproductions de cahiers.