2.1.4. Outils d’analyse des écrits

2.1.4.1. Des scripteurs sans qualités ?

Apprécier les écrits

L’embarras du chercheur devant des écrits qui ne respectent pas toujours les normes lettrées, qu’elles soient orthographiques ou syntactiques, voire qui font un usage déviant de ces normes (par exemple dans des emplois « aberrants » de signes typographiques) est un phénomène dont la recherche doit rendre compte. Dans notre corpus il s’agit surtout d’écarts, plus ou moins importants, à la norme scolaire, qui reste cependant structurante. Face à un corpus visiblement plus hétérogène, Sonia Branca-Rosoff, qui a consacré une série de travaux à des écrits de la période révolutionnaire, a une hésitation manifeste qui se traduit par la désignation des scripteurs comme « mal-lettrés », « peu-lettrés », « néo-lettrés », « maladroits » (BRANCA-ROSOFF, S. & SCHNEIDER, N. 1994; BRANCA-ROSOFF, S. 1995), locuteurs « inexpérimentés » produisant des écrits « malhabiles » (BRANCA-ROSOFF, S. 1989), des « textes pauvres » (1994) (toutes ces expressions apparaissant le plus souvent entre guillemets). Dans son article de 1989, elle précise ainsi que « si beaucoup de lettres sont le fait de scripteurs très entraînés, d’autres sont plus maladroites, ce sont celles que nous avons retenues » et la note précise « sur une base intuitive » (op. cit. : 10). Dans leur travail commun, Sonia Branca-Rosoff et Nathalie Schneider reprennent cette idée en déclarant que « les textes ont été rassemblés ici sur des critères stylistiques - leurs écarts de toute sorte, leurs maladresses - et non sur des critères sociologiques. Nous avons appelé leurs producteurs « peu-lettrés », quelle que soit leur origine sociale » (op. cit. : 6). Si l’on comprend ici le sens opératoire qu’a cette distinction entre une approche sociologique (par les propriétés sociales des scripteurs) et une approche stylistique (par les caractéristiques des textes), et le privilège qu’un travail historique peut par commodité accorder à la seconde, l’enjeu est pour nous d’associer les deux démarches. Nous ne reprendrons donc pas pour notre part ces termes, même avec des guillemets. En effet, une démarche sociologique ne peut se satisfaire d’une caractérisation qui reprend la grille scolaire ou lettrée d’appréhension des écrits, et de telles dénominations ont forcément des effets, sinon dans le travail scientifique, du moins dans sa réception. Pour autant, cela ne signifie pas bien sûr qu’il faille ignorer la grille scolaire ou lettrée de perception des textes. Quant au travail de Sonia Branca-Rosoff et Nathalie Schneider, il constitue, à cette réserve près, une source précieuse.

Notons d’ailleurs l’ambivalence de la perception des textes. Dans notre corpus, la difficulté à lire certains textes alterne avec, à l’inverse, l’aisance avec laquelle on parcourt des cahiers qui, au regard des grilles scolaires, semblent particulièrement bien tenus, comme le remarquent également Christiane Hubert et Jean Hébrard sur un corpus de cahiers d’écoliers français.

‘Inspecteurs et rénovateurs pédagogiques ont surtout retenu de ces copies qui constituent le noyau dense des cahiers, leur quantité. Force est de constater qu’elles se caractérisent aussi par leur qualité : écriture et orthographe sont les soucis majeurs des maîtres, et ils obtiennent, semble-t-il, de bons résultats, du moins dans les cahiers conservés. (HUBERT, C. & HEBRARD, J. 1979 : 51)’

La manière dont les écrits étudiés se conforment ou non à des modèles étant centrale dans notre analyse, nous travaillerons autant que possible à objectiver cette distance ou cette conformité aux normes. Le fait de montrer dans notre travail un certain nombre d’écrits sur lesquels nous travaillons participe de cette démarche qui vise à prendre au sérieux les grilles d’appréciation des textes (qui s’exercent et ont des effets) sans les reprendre à notre compte.