Montrer des fautes ? Un enjeu scientifique et déontologique

Les écrits sur lesquels nous travaillons sont montrés ici de diverses manières. Certains apparaissent photographiés (1), insérés dans le corps de notre travail ou donnés en annexes. Des textes sont transcrits dans le respect de l’orthographe originale et des principaux éléments de mise en page (2) 280 . D’autres sont donnés en orthographe rétablie, la ponctuation étant parfois modifiée ou tout simplement ajoutée (3). Les textes en bambara sont systématiquement traduits (4). Le cas de la page de Madou Camara comportant recettes médicinales et formules magiques, étudiée plus loin (cf. Doc. 8 Une recette de Madou Camara) permet d’illustrer ce dispositif de présentation.

Nous avons dans le cours de notre travail fait varier les différentes possibilités (insertion des 4 versions ici citées d’un même écrit, d’une ou de plusieurs d’entre elles) ainsi que les échelles de travail, en fonction des nécessités du propos : si l’analyse est complète et prend en compte graphie et disposition spatiale, l’insertion de la forme originale (1) ou de celle qui s’en rapproche le plus (2) est nécessaire. Si l’analyse est seulement discursive, la transcription en orthographe et ponctuation rétablie (3) peut être privilégiée.

L’insertion de photos ou de transcriptions brutes donne à voir les écrits avec leurs « fautes », ce qui pose une question d’ordre déontologique que nous pouvons aborder en effectuant un rapprochement avec les débats méthodologiques autour de la transcription, « littérale » ou non, des entretiens. La manière de transcrire la parole de personnes « dominées » socialement a fait l’objet de débats entre les sociologues.

Ce questionnement est bien sûr distinct du nôtre dans la mesure où transcrire revient à faire passer un discours d’un mode à l’autre, et nous ne pouvons que souscrire à l’analyse de Pierre Bourdieu qui s’élève contre « l’illusion spontanéiste », c’est-à-dire la croyance en la possibilité d’une transcription littérale, qui imite scrupuleusement le discours oral, dans la post-face à La misère du monde intitulée « Comprendre » (BOURDIEU, P. 1993). Cependant, dans notre cas aussi nous avons à effectuer un déplacement, insérant dans un travail universitaire des textes qui ne sont pas produits pour ce contexte, ni destinés aux lecteurs de ce travail.

Dans leur Guide de l’enquête de terrain Stéphane Beaud et Florence Weber soulignent que la symétrie entre les manières de parler des différents acteurs n’est pas rendue par la transcription littérale, dans la mesure où certains parlers se prêtent mieux que d’autres à la transcription. Ils prennent l’exemple d’un entretien avec un immigré qui ne parle pas parfaitement français, dont la transcription littérale donne un texte de l’ordre de ce que les colons décrivaient comme du « petit-nègre ». Ici le pittoresque fait courir le risque de verser dans le stigmate (BEAUD, S. & WEBER, F. 1998). Leur position plaide en faveur d’une réécriture partielle (ajout de la ponctuation, suppression des hésitations qui apparaissent peu pertinentes dans l’analyse notamment), assumée par le chercheur, du texte de l’entretien intégré à la version finale du travail universitaire. Ce travail permet de disposer d’un texte qui soit à la fois lisible et le mieux à même de rendre compte des échanges et de constituer la base d’un travail sociologique.

La nécessité, dans le cas d’un entretien oral, d’effectuer un travail de transcription ne fait pas de doute. Cependant, faut-il aller jusqu’à homogénéiser le style de parole, ou d’écriture dans notre cas, des enquêtés ? Bernard Lahire soutient qu’il y a un enjeu à restituer dans le travail scientifique les manières de parler, même incorrectes, des enquêtés, et refuse de « s’interdire de faire parler les enquêtés tels qu’ils parlent, de peur d’apparaître comme le producteur des différences ainsi objectivées » (LAHIRE, B. 1996 : 114).

De ce débat, on peut retenir d’une part la double contrainte de lisibilité et de fidélité, d’autre part le risque de la stigmatisation auquel expose le fait de livrer des matériaux « bruts ». Nous avons pris le parti de montrer ces documents quand cela est utile à l’argumentation, en espérant que mis en contexte et éclairés par les analyses ici présentées ils pourront être lus autrement que par la mise en œuvre d’un grille scolaire d’appréciation.

Que faire alors, d’un point de vue scientifique, des fautes ? L’incorrection graphique ou orthographique ne signifie aucunement que les scripteurs « écrivent comme ils parlent » selon un contre sens récurrent sur les écrits populaires. Dans son enquête sur les scripteurs populaires engagée suite à une enquête postale auprès de jardiniers amateurs, Florence Weber souligne que les écarts aux normes savantes ou scolaires de l’expression écrite tiennent parfois à ce que les scripteurs font appel aux ressources de cultures professionnelles ou techniques que les chercheurs peuvent ignorer. Elle souligne également que « l’infériorité scolaire ne représente pas un handicap rédhibitoire pour exposer par écrit sa compétence et ses intérêts en matière de jardinage » (WEBER, F. 1993 : 166). Parfois, la maladresse assumée dans l’expression écrite est compensée par le fait que la réponse au questionnaire est l’occasion d’une mise en valeur de ses compétences de jardinier. Dans ce cas « ce sont [des] aspects positifs que [le] questionnement [de l’enquêtrice] met à jour, de sorte que, dans un cas comme celui-ci, on ne trouve pas trace d’une réticence à l’égard de l’interaction ni d’un malaise à l’égard de sa modalité écrite » (op. cit. : 169).

On voit ici que la dimension centrale dans l’analyse devient, non l’incorrection en tant que telle, mais la perception par les scripteurs de celle-ci. Cet acquis nous guidera dans l’analyse des productions des scripteurs enquêtés.

Signalons enfin que les fautes sont constituées comme objet linguistique. Nous ne mènerons pas pour notre part d’analyse systématique en ce sens sur les écrits de notre corpus. Pour ce qui est des copies du test (cf. annexe 2), nous nous appuyons sur la typologie des fautes élaborée par Ingse Skattum dans son article sur le bambara écrit à l’école (SKATTUM, I. 2000).

Notes
280.

Notons dès à présent que cette transcription est sommaire, nous ne maîtrisons pas suffisamment les techniques d’édition de manuscrits pour rendre dans les transcriptions autant d’éléments des écrits que ne le font les spécialistes (éditions scientifiques ou privées liées à la vente de collection de manuscrits).