Nous allons nous pencher tout d’abord sur le fait que les acteurs, quand ils commentent leurs pratiques, mettent en avant l’intérêt de l’écriture pour des usages privés. Pour souligner la récurrence de ces propos, nous travaillons sur les déclarations concernant l’utilité de l’alphabétisation et l’intérêt de savoir écrire.
Ces déclarations ont été recueillies, pour l’essentiel, dans le contexte d’entretiens semi-directifs. Or la forme de l’entretien est largement étrangère aux normes communicationnelles en vigueur au Mali. Cela soulève une série de problèmes, détaillés notamment par Barbara Hoffman dans son article « Classifying Information : Secrets, Lies and Other Categories in Mande » (HOFFMAN, B. G. 2000). Elle met particulièrement en garde contre un usage systématique des entretiens dans le contexte d’enquêtes portant sur des sujets sensibles, identifiés comme secrets par les acteurs ou le chercheur. Nous verrons plus loin que, quand nos entretiens se sont orientés vers de tels sujets, les limites de ce dispositif d’enquête nous sont apparues (cf. infra 0). Cependant, la plus grande partie des entretiens porte sur des thèmes relativement connus de l’entourage (la formation), voire anodins (les listes de courses). Cela justifie notre choix d’accorder une place importante à ce matériau. Du reste, Barbara Hoffman ne récuse pas tout usage de l’entretien, mais en appelle à une réflexivité du chercheur sur cet outil, que pour notre part nous nous efforçons de mettre en œuvre de manière continue.
Nous convoquons ici des passages des entretiens qui ne sont ni des récits de formation ni des description de pratiques. Même si les entretiens ont été constitués essentiellement de ces deux grandes parties (la formation, les pratiques de l’écrit), la grille prévoit deux questions génériques qui sont l’occasion d’aborder le thème de l’utilité de l’écriture (cf. le guide d’entretien donné en Annexe 1). Dans la première partie de l’entretien, à propos de l’alphabétisation, qui est une formation que l’on accomplit plus ou moins volontairement, les motivations de ce choix sont évoquées. A la fin de l’entretien, une question générale autour de l’intérêt respectif des différentes langues est posée.
La question de l’intérêt des filières d’alphabétisation, que ce soit celui de l’alphabétisation pour adultes, celui de l’école ou plus généralement celui de l’écriture, a souvent été abordée en cours d’entretien par les enquêtés eux-mêmes. Il faut noter à cet égard qu’il s’agit d’une question relativement convenue, et largement consensuelle, puisque presque tout le monde s’accorde à reconnaître une grande importance à l’alphabétisation et à l’école.
Du point de vue de la méthode sociologique, on peut s’interroger d’une part sur la pertinence de ces questions dans le cadre de l’entretien et d’autre part sur l’usage des réponses.
Quant au premier versant de la question, nous y avons déjà partiellement répondu en disant qu’il s’agit d’une question attendue. Mon enquête étant présentée comme visant à déterminer l’intérêt et l’importance de l’alphabétisation, les enquêtés anticipent ce type de question beaucoup plus que la revue de leurs pratiques, dont l’intérêt ne leur apparaît pas clairement. Pour certains enquêtés ayant joué un rôle dans l’alphabétisation du village, ce moment permet aussi de reformuler le discours tenu pour sensibiliser les villageois à cette question, et semble leur procurer un certain plaisir. Ainsi, la question générale de l’intérêt de l’alphabétisation trouve une justification liée à la situation d’entretien.
Qu’apportent les réponses à cette question à l’analyse sociologique ? Si le principe même de l’enquête est de ne pas s’en tenir aux déclarations, nous allons soutenir que celles-ci sont néanmoins exploitables. Il faut tout d’abord être attentif à la diversité des contextes d’énonciation : ce n’est pas la même chose d’émettre une opinion générale sur l’intérêt de l’alphabétisation et de rendre compte de l’effet que l’instruction a eu sur soi. Certes, ces réponses apparaissent souvent comme dictées par un souci de « bien répondre », de ne pas décevoir l’enquêtrice. Beaucoup contredisent les pratiques effectives. Nous verrons qu’une grande partie des réponses sont des reprises, parfois des citations, des discours sur l’alphabétisation 283 . Pourtant, elles permettent d’avancer dans l’enquête : premièrement, elles attestent d’une connaissance des topos des discours sur l’alphabétisation dont il faut se demander si elle est distanciée ou non ; deuxièmement, elles permettent de dégager les fonctions socialement reconnues à la maîtrise de l’écriture.
Ce champ discursif est constitué par les déclarations politiques en faveur de l’alphabétisation, les textes institutionnels et leur diffusion par les médias, mais aussi par les justifications des promoteurs locaux de l’alphabétisation.