L’écho des discours sur l’alphabétisation

Les enquêtés déclarent souvent comme motivation à leur démarche d’alphabétisation le souci d’un progrès collectif défini de manière assez vague. Ba Soumaïla, le plus ancien élève du village et le premier formateur d’alphabétisation (cf. portrait dressé en 1.2.2.2), déclare ainsi sur le ton de l’évidence que « [sa] volonté était bien sûr que le village progresse » (« ne nganiya kεra dugu ka taa ɲε de ye koyi ! », K 2). Il est là dans son rôle social de relais au niveau du village d’une politique de promotion de l’alphabétisation étayée sur des discours politiques tenus à l’échelle nationale et régionale. Somassa Coulibaly (GL 4, 7ème) affirme quant à lui que l’écriture « favorise le progrès » (« o bε to ka ɲεtaa sabati », K 39). De telles expressions, dont nous citons ici les plus caractéristiques, reprennent la rhétorique du développement. La notion de progrès apparaît sous deux formes : une construction verbale (« ka taa ɲε », litt. aller de l’avant), un nom composé (« ɲɛtaa », litt. le fait d’aller de l’avant, néologisme signifiant le progrès). D’autres formules renvoient davantage à l’idée d’une culture générale personnelle, comme dans cette expression de Sirima Camara cite comme l’un des intérêts de l’alphabétisation : « fɛn min ye hadamadenya yɛrɛ taasira ye, a [reprenant balikukalan] y’o ɲa n yεrε ye », l’alphabétisation a été bénéfique pour moi du point de vue de l’avancée [litt. la marche]de ma vie, K 16.

Très souvent, dans ces réponses, l’analphabétisme fait figure de repoussoir.

Ainsi, Moussa Camara (GL 3 + alphabétisation, 7ème) oppose l’alphabétisation fonctionnelle menée par la CMDT à l’alphabétisation mise en place dans les premiers temps par la DNAFLA avec des objectifs plus généraux. Il décrit l’alphabétisation des débuts comme « l’alphabétisation menée dans le village afin que les gens puissent se corriger [litt. sortir de l’erreur] » (« ka balikukalan kε dugu kɔnɔ wasa mɔgɔw bε se ka bɔ fili la cogo min na », K 48). L’objectif du progrès est défini négativement comme la sortie d’une condition caractérisée par le terme « fili », faute, erreur. Remarquons toutefois qu’il s’agit d’une reprise de la manière dont la DNAFLA a présenté son effort d’alphabétisation, sans que Moussa Camara ne souscrive forcément à cette manière de l’envisager.

Diouma Konaté (GL 4, 6ème), poussée à définir l’avantage qu’elle a retiré de l’alphabétisation, se réfugie dans une formule du même type « ka bɔ kunfinya na », sortir de l’ignorance mais ici aussi il faut être attentif à la façon dont cette expression est introduite dans le contexte de l’entretien, comme on le constate par l’extrait suivant.

Int. I kεlen ka balikukalan don, a ye mun de yεlεma i ka ko la ? DK A ye n faamu kɔni. Int. Elle a compris quelque chose Int. Ani mun ? DK K’a ye n faamu, o la yεrε de, a, ka n bɔ kunfinya na sa kε !’ ‘ Traduction : ’ ‘Int. Après avoir été à l’alphabétisation, qu’est-ce que cela a changé à ta vie ? DK En tout cas, cela m’a permis de comprendre. Int. Elle a compris quelque chose. AM Et quoi d’autre ? Int. (...) DK Cela m’a permis de comprendre, ça vraiment, ah, et de sortir de l’ignorance bien sûr ! (K 12).’

Il faut tout d’abord remarquer qu’à une question vague elle répond de même, de manière très générale. Le recours à un stéréotype est une façon de couper court aux questions. Le terme de « kunfin », analphabète, ignare, qui est très stigmatisant (« kun.fin » signifie littéralement tête sombre) apparaît deux fois dans l’entretien. La première fois, qui précède l’extrait cité, il est attribué aux promoteurs de l’alphabétisation féminine dans le village comme une dénomination que Diouma Konaté ne reprend pas à son compte : « U hakili la k’an ye kunfin ye, k’u bε musow kalan »,ils pensaient que nous étions des analphabètes, et ont dit qu’ils allaient enseigner aux femmes.

Dans ces deux exemples, on voit apparaître des éléments discursifs empruntés aux discours de promotion de l’alphabétisation, mais leur statut de discours rapporté est apparent. Cependant, dans certains cas, la distanciation n’est pas du tout marquée. Ainsi, Sidi Sidibé (GL 2) cite littéralement un slogan des campagnes d’alphabétisation : « Kalanbaliya ye dibi ye 284  » (L’analphabétisme c’est l’obscurité).

AM Quel était son motif pour aller à l’alphabétisation, sa motivation ? Int. Munna i ye i bila ka taa i yεrε ma ka taa balikukalan na ? SS A ! a kanun tun bε n na a waati. Int. Parce qu’il en avait le désir à ce moment là. AM E taakun tun ye mun ye ? SS N taakun tun ye, comme kalanbaliya ye dibi ye, ni i kalanna, i bε se ka i yεrε ɲεnabɔ, mɔgɔ tε se k’i namara, i bε se k’i ka jatew bɔ i yεrε, awɔ.’ ‘ Traduction : ’ ‘ AM Quel était son motif pour aller à l’alphabétisation, sa motivation ? Int. Pourquoi as-tu décidé de te lancer dans l’alphabétisation ? SS Ah ! J’en avais le désir à cette époqueInt. (...) AM Quelle était votre motivation ? SSMa motivation était, comme l’alphabétisation c’est l’obscurité, si tu es instruit, tu peux te débrouiller par toi-même, personne ne peut te tromper, tu peux faire toi-même tes calculs, oui (K 18 - trad. de l’interprète omises).’

La construction de la phrase indique le statut de citation de l’expression, à la fois par l’incise et par l’introduction de la formule par la conjonction empruntée au français « comme ». Il s’agit là d’un énoncé qui renvoie à une évidence partagée.

A propos de la formule « Kalanbaliya ye dibi ye », il faut noter que ce slogan relève du champ discursif des campagnes d’alphabétisation, et ce à un double titre.

Premièrement, pointer du doigt l’analphabétisme (le terme bambara « kalanbaliya » est un néologisme formé à partir du suffixe privatif « -bali » et du nom « kalan », l’instruction, l’apprentissage) renvoie à la logique de la campagne qui s’élabore contre une ignorance dont on postule qu’elle fait obstacle, qu’elle résiste. Les métaphores médicale (« éradiquer l’analphabétisme ») et militaire (« lutter contre l’analphabétisme ») sont convoquées pour élaborer ce discours.

Deuxièmement, l’image du savoir comme lumière repoussant l’ignorance assimilée à l’obscurité, voire à l’obscurantisme, est un lieu commun de la pensée occidentale, précisément depuis les « Lumières » avec l’association entre connaissance, instruction et publicité 285 . Or cette image ne correspond pas à une conception traditionnelle du savoir dans la culture mandingue. Certains types de savoir sont en effet associés au secret, la valeur de la connaissance transmise pouvant même tenir à son caractère cryptique, « obscur » 286 . Pourtant, le paradigme de la lumière comme connaissance est, parmi les topos des discours de l’alphabétisation, l’un des plus souvent repris par les acteurs maliens 287 . Par exemple, un journal en bambara dont le premier numéro date de septembre 2001 est intitulé « Dibifara » d’un syntagme construit ainsi : dibi.fara, litt. déchirer l’obscurité. La suscription est la suivante : « Todibila,itεfεnye,fεnyεrεt’iye.Nkabɔdibila,ibεfεnye,wafεnyεrεb’iye », Reste dans l’obscurité, tu ne vois aucune chose, aucune chose ne te voit. Mais sors de l’obscurité, tu verras les choses et les choses te verront.

Il faut s’interroger sur le statut de tels énoncés. Bernard Lahire a montré dans L’invention de l’ « illettrisme » la manière dont des énoncés « généreux » dans leur intention peuvent contribuer à renforcer des attitudes très stigmatisantes envers les illettrés pour le cas français, plus généralement envers les analphabètes (LAHIRE, B. 1999). Même si nous n’avons pas mené une analyse de discours approfondie concernant le Mali, on peut avancer qu’un tel constat s’y vérifie largement. Mais comment comprendre dans ce cas que des enquêtés, souvent victimes eux-mêmes de ces discours stigmatisants, les reprennent ?

Si l’on revient au cas de la citation de la formule « kalanbaliyayedibiye » (l’analphabétisme c’est l’obscurité) par Sidi Sidibé, elle peut être interprétée de plusieurs manières. On peut supposer qu’il assume le caractère stigmatisant de la formule tout en s’en exceptant en tant qu’alphabétisé. La limite de cette interprétation est que par ailleurs, Sidi Sidibé reconnaît pleinement l’autorité de ses aînés, dont certains ont des responsabilités dans la gestion des affaires villageoises sans être alphabétisés. Il ne reprend donc pas entièrement à son compte ce propos qui instaure une coupure nette entre l’instruction et l’ignorance. On peut compléter ce point en signalant, à titre d’exemple, que le terme de « kunfin » est employé par Assitan Coulibaly, ma logeuse, non alphabétisée, qui reprend des formules stigmatisant fortement les analphabètes, sans paraître pour autant être affectée dans son rôle social par son absence de maîtrise de l’écriture.

On pourrait envisager que ces discours ne tiennent qu’à la situation d’enquête, et qu’il s’agit simplement ici de répondre de manière convenable. Il semble toutefois que cette interprétation ne suffise pas à interpréter ce phénomène. Le recours à ces formules ou à ces stéréotypes n’est pas réservé à la situation d’entretien même si celle-ci s’y prête particulièrement (ce sont les extraits d’entretiens enregistrés et transcrits qui sont ici disponibles pour une analyse de discours), et il nous faut avancer une autre hypothèse.

Il apparaît en fait que même si la mise à distance n’est pas perceptible ici comme dans les deux premiers exemples analysés, elle caractérise cependant le rapport à ces discours. On peut se référer aux analyses de Richard Hoggart sur le rapport des classes populaires à la culture de masse, et transposer à notre cas le modèle qu’il propose d’une « adhésion à éclipses » (HOGGART, R. 1970 [1957]). Il est possible tout à la fois de concéder l’importance de l’alphabétisation ,et de savoir à part soi que le pouvoir et le prestige social dépendent largement d’autres capitaux que le capital scolaire (capital économique et capital social). Après cette formule générale, Sidi Sidibé poursuit par l’explication précise qu’il donne de sa motivation qui consiste à pouvoir « se débrouiller par soi-même » (« kaiyεrεɲεnabɔ »), et qui est l’un des intérêts majeurs de l’alphabétisation selon des déclarations récurrentes, comme nous allons le voir.

Finalement, il faut souligner que l’aptitude à manier ces formules, à reprendre des topos des discours de promotion de l’alphabétisation est une compétence dont la maîtrise peut avoir une rentabilité sociale évidente. Notons que toutes les personnes citées ici ont eu à jouer un rôle dans l’organisation du village (Sidi Sidibé et Moussa Camara en tant que formateurs, Diouma Konaté en tant qu’animatrice, Assitan Coulibaly en tant que responsable d’une association de femmes). Maîtriser la rhétorique des promoteurs de l’alphabétisation est une manière de se préparer à tenir une parole publique conforme à ce qui est politiquement attendu, et de se positionner comme intermédiaire entre les populations à éduquer et les promoteurs de l’alphabétisation 288 .

Ainsi, il faut faire place dans l’analyse aux formulations générales sur l’intérêt de l’alphabétisation en termes de développement, de culture et surtout de sortie d’une condition d’analphabétisme unanimement condamnée. Le rapport à ces énoncés qui relèvent largement du discours rapporté (citation directe ou non) peut être caractérisé par une adhésion limitée et par une reprise maîtrisée. Il s’agit d’un premier moment de la réponse, avant des formulations qui elles sont directement reprises à leur compte par les enquêtés.

Notes
284.

Cette expression constitue le titre d’un poème régulièrement appris dans les cours d’alphabétisation ou les classes bilingues, et qui a été mis en chanson.

285.

Cette articulation conceptuelle est particulièrement nette dans le texte de Kant Qu’est-ce que les Lumières ? (KANT, E. 1991[1784]).

286.

Sur ce point, on peut se référer aux analyses de S. C. Brett-Smith concernant l’esthétique mandingue. Elle résume ainsi l’opposition entre une conception occidentale du savoir et une conception mandingue : « Nous écrivons des livres pour disséminer le savoir ; les Bambara peignent sur des habits pour dissimuler le savoir. Dans la société bambara, l’inintelligibilité ou l’"obscurité" (dibi) est recherchée pour elle-même » (BRETT-SMITH, S. C. 1984 : 127, nous traduisons).

287.

N. Besnier fait la même remarque à propos des habitants de l’atoll polynésien de Nukulaelae (BESNIER, N. 1995). Les représentations contemporaines de la société s’ordonnent largement à une opposition entre l’obscurité et la lumière : la première renvoie au désordre, au manque d’hygiène et aux pratiques et savoirs antérieurs à la christianisation ; la seconde, au développement économique et au respect des valeurs religieuses, tous deux intimement liés à l’instruction. Cette idéologie locale est si forte qu’elle pourrait passer pour un trait structurel, mais N. Besnier fournit des preuves linguistique (l’emprunt au samoan des termes pour désigner « obscurité » et « lumière » dans ce sens métaphorique) et historiques (la prégnance de ce thème dans les discours des premiers missionnaires au XIXe siècle) qui suggèrent qu’il s’agit de l’adaptation locale du thème classique de la modernité occidentale (op. cit. : 61-62).

288.

Dans son ethnographie de programmes d’alphabétisation des femmes au Népal, A. Robinson-Pant repère de même un chevauchement (« overlapping ») entre les discours tenus par les formateurs locaux d’alphabétisation et le champ discursif qu’elle désigne comme celui des « idéologies du développement » (ROBINSON-PANT, A. 2001). D’une manière plus générale, l’ambivalence des acteurs locaux envers les discours dépréciatifs tenus sur eux est largement soulignée dans les travaux ethnographiques contemporains. Dans un article au titre éloquent (« "They scorn us because we are uneducated". Knowledge and power in a Tanzanian marine park »), C. Walley souligne la conscience que les habitants peu scolarisés de cette région déshéritée du pays ont des jugements défavorables qui sont portés sur eux et sur leur savoir par les élites locales ou internationales, et le fait qu’ils peuvent intégrer partiellement ces jugements dans leurs propres discours. Mais elle indique également que cette lucidité sur la hiérarchie sociale des savoirs n’empêche pas que ces mêmes individus aient confiance dans leurs connaissances, et en fasse un objet de fierté dans certains contextes (WALLEY, C. 2002).