2.2.1.2. Se passer des intermédiaires attendus

L’intermédiaire comme norme

Avant d’analyser les déclarations des enquêtés qui mettent en avant l’importance de l’écriture pour se passer d’intermédiaires, il faut rappeler que dans la société malienne contemporaine les rapports sociaux imposent souvent le recours à des intermédiaires obligés. Ces derniers peuvent être des personnes auxquelles leur statut social confère un rôle de médiateurs, tels les griots et plus généralement les gens appartenant à un groupe statutaire, ou des individus qu’une situation donnée va placer à cette position.

L’encadré suivant propose un exemple d’une telle situation, tiré de mon expérience de terrain.

Encadré 7 Passer par des interprètes autorisés
J’ai fait l’expérience, tout à fait banale, de la nécessité de passer par des intermédiaires dans le contexte d’une interaction verbale bien particulière. Lors de mon enquête concernant l’histoire du village, ma logeuse Assitan Coulibaly me suggère de m’adresser à Ba Moussa Bilen Coulibaly, un homme d’une cinquantaine d’années du village voisin de Balan, dont elle me dit qu’il est un fin connaisseur de l’histoire des deux villages.
Rappelons que Balan, situé à 3 km de Kina est le village qui a « donné la terre » aux fondateurs du village de Kina à la fin du XIXe siècle. Malgré la forte rivalité entre les villages, cela m’a semblé une bonne idée de chercher à prolonger l’enquête là-bas. Rendez-vous pris avec Ba Moussa Bilen Coulibaly, nous nous rendons mon assistant et moi chez lui à Balan, pensant nous entretenir avec lui seul, comme nous le faisons d’ordinaire.
Or, à notre arrivée chez lui, il nous mène immédiatement chez le chef du village. Un tel procédé se comprend dans le contexte des relations tendues entre les deux villages : une discussion sur l’histoire du village suppose que l’on évoque le sujet sensible de la condition d’anciens esclaves des familles qui ont fondé le village de Kina. Sachant que je suis logée dans la concession du chef de village de Kina, Ba Moussa Bilen peut craindre des indiscrétions de ma part qui nuiraient aux relations, plutôt bonnes, qu’il entretient avec mes logeurs. Il délègue donc au chef de village, dont la parole est autorisée, le soin d’énoncer une version officielle des choses.

Une fois arrivé auprès du chef de village et les salutations échangées, l’entretien ne peut toujours pas démarrer. Nous attendons l’arrivée du griot, et nous débutons l’entretien en présence de trois autres hommes, tous relativement âgés et que je n’ai pas pu identifier précisément.
La parole circule ainsi : je m’adresse à mon assistant, celui-ci traduit ma question à Ba Moussa, à qui nous avons été recommandés, qui la répète au griot, qui à son tour la reformule à l’attention du chef de village. En sens inverse, les déclarations du chef de village me parviennent exactement par le même canal. A un moment de l’entretien où j’ai voulu rebondir sur des propos échangés entre le chef du village, le griot et un des assistants, je me suis fait vivement remettre à ma place par mon assistant qui m’a fait comprendre que nous ne devions pas manifester que nous entendions autre chose que ce qui s’adressait directement à nous. Il s’agit là bien entendu d’une convention, car tous ces échanges ayant lieu dans une petite case, il est évident que chacun entend l’ensemble des propos. N’ayant pas osé solliciter la possibilité d’enregistrer, je ne peux proposer une analyse fine des échanges verbaux. Cependant, d’après les notes prises après cet entretien, les questions et réponses sont quasiment répétées à l’identique. L’enjeu du passage par des intermédiaires est de faire parvenir une parole à travers ceux qui ont la légitimité de s’adresser au chef de village. Le recours à ce procédé caractérise des situations publiques dans lesquelles les paroles échangées sont considérées comme importantes.

Cette situation dans laquelle les conventions sociales sont scrupuleusement respectées contraste avec celle de Kina, où j’ai pu mener plusieurs entretiens avec le chef du village, accompagnée d’un seul interprète, dans des conversations où, tout en respectant les formes de politesse, je me suis parfois adressée directement à ce vieil homme respecté. Cette différence est sans doute liée au fait qu’à Kina je suis connue alors qu’à Balan j’apparais comme une étrangère dont on se défie 290 .
De manière secondaire, on peut sans doute aussi y voir le signe d’un mode d’exercice du pouvoir plus proche des structures traditionnelles à Balan qu’à Kina.

En dehors des médiateurs socialement établis, les situations ordinaires prescrivent souvent le recours à tel ou tel membre de la famille ou du voisinage. Ce recours renvoie à des obligations sociales liées à des rapports que de manière globale on peut décrire comme des rapports de subordination (d’une épouse envers son mari, d’un enfant envers son père, d’un cadet envers son aîné). Ces obligations sont à la fois fortes et constamment soumises à des tentatives de contournement.

A cet égard, l’écriture, dont la maîtrise n’est pas toujours répartie selon ces lignes de domination sociale (une femme peut être alphabétisée alors que son mari ne l’est pas, les cadets sont souvent scolarisés alors que les aînés ne le sont pas, etc.) apparaît comme un moyen efficace de contourner les obligations liées à son statut en s’affranchissant du recours à des intermédiaires attendus, qui sont ici moins des médiateurs que des autorités.

Notes
290.

L’entretien à Balan a débuté par l’injonction qui nous a été faite de dire tout ce que nous savions déjà sur le sujet, ce qui donne une idée de son contexte tendu.