« Je passe par moi-même »

Avec cette idée de l’écrit comme ce qui permet de se passer d’intermédiaire, nous abordons un thème majeur des entretiens. L’expression la plus remarquable m’en a été fournie au cours d’un entretien effectué lors du premier séjour de terrain, dans différents villages et villes de la zone CMDT autour de Koutiala.

AM Quelle importance ça a de pouvoir écrire bambara ou songhay ? MM Quand on sait écrire, c’est nécessaire pour soi-même, puisque si tu sais écrire tu ne vas pas chez quelqu’un pour lui dire de te faire quelque chose. Toi-même tu sais ce que tu veux faire : je veux t’envoyer une lettre, ou bien je veux te faire une commission ou bien te demander quelque chose, si je sais l’écrire, je ne vais pas chez toi te dire il faut me faire telle chose. Je passe par moi-même (avec emphase) et j’écris et je t’envoie cela. C’est très important. Personne ne saura mon secret, si c’était à toi que je m’étais adressée, n’est-ce pas...’ ‘Mamou Maïga 18-2001 [49 ans, rencontrée à M’Pessoba, école classique 9ème puis formation professionnelle, diplôme d’aide-comptable, actuellement très active au sein des associations féminines de cette petite ville]’

Cette femme, au parcours scolaire hors du commun, surtout pour sa génération, a formulé en un raccourci saisissant la manière dont l’indépendance que permet l’écrit est une rupture par rapport à la situation attendue de délégation. Si la norme est de « passer par » quelqu’un, l’absence d’intermédiaire crée une exception qui apparaît comme un repli sur soi de cette forme de la délégation, littéralement un court-circuit : « je passe par moi-même ».

Le jeu sur les pronoms personnels est assez complexe , et malgré l’aptitude qu’a Mamou Maïga, de langue maternelle songhay et parlant couramment bambara, à s’exprimer en français, une confusion peut naître du fait que le pronom personnel de la 2ème personne désigne différentes personnes. Tantôt il s’agit d’un « tu » générique, un équivalent du pronom impersonnel, comme dans l’expression « si tu sais écrire ». Tantôt ce pronom désigne la personne à laquelle la lettre s’adresse, et à laquelle l’écriture permet à Mamou Maïga de s’adresser directement : « je veux t’envoyer une lettre ». Tantôt enfin le pronom « tu » désigne l’intermédiaire potentiel, court-circuité : « je ne vais pas chez toi te dire », « si c’était à toi que je m’étais adressée ». Si l’on est attentif toutefois, le propos est clair. Le pronom personnel de la première personne du singulier est toujours employé pour désigner la locutrice, avec un recours à la forme emphatique « moi-même », dont on verra la récurrence dans les propos d’autres enquêtés.

Au-delà de la possibilité de faire quelque chose par soi-même, Mamou Maïga désigne la faculté que donne l’écriture d’organiser une activité, puisque l’ensemble des étapes de la rédaction de la lettre sont prises en charge : de « savoir ce que l’on veut faire » à « écrire » et « envoyer ». Cette indépendance prémunit contre le risque de divulgation de ce qui est présenté de manière évidente comme son « secret ». Nous aurons à nous interroger sur le sens de ce terme, employé ici en français, et sur les champs lexicaux du secret qui en français et en bambara ne coïncident pas exactement (cf. infra 0). Le risque de la divulgation du « secret » est évoqué dans la dernière phrase de notre extrait, inachevée, et qui suggère que toute délégation induit la possibilité que le contenu de la lettre soit, sinon rendu public, du moins porté à la connaissance d’autres personnes. A tout le moins, la délégation d’écriture risque de faire connaître l’existence même d’une lettre, ce qui dans certains cas peut suffire à éveiller des questions, voire des suspicions. Or nous sommes dans des univers sociaux où les réseaux de connaissance et de sociabilité sont très denses, où « tout le monde se connaît ». Aussi, déléguer c’est bien risquer une « fuite » qui peut porter à conséquence. On peut signaler que l’absence de maîtrise de l’écriture n’interdit pas la mise en place de stratégies pour éviter la divulgation d’informations personnelles. Etienne Gérard, travaillant sur la délégation d’écriture de lettres à Bobo-Dioulasso (Burkina-Faso) a montré que, quand le recours à un intermédiaire est indispensable, celui-ci est choisi, pour le courrier personnel, en fonction de son extériorité maximale à la concession du commanditaire de la lettre (GÉRARD, É. 2002). Nous reviendrons sur ce point dans notre section sur la correspondance (cf. infra 0).

Nous avons étudié en détail cet extrait en raison de sa valeur exemplaire. Nous allons maintenant montrer que les thèmes mis en place ici sont largement attestés dans les propos des enquêtés de Kina. On peut les ramener à deux principaux : la maîtrise individuelle de l’écrit permet se passer d’intermédiaire ; le risque de divulgation est inhérent à toute délégation d’écriture. Nous prêterons attention à la diversité des situations dans lesquelles ce même geste, se passer d’intermédiaire, prend des sens différents.