Les sens d’un court-circuit

L’idée selon laquelle le recours à l’écrit permet de se passer d’un intermédiaire apparaît explicitement dans 16 entretiens de la série K 291 . L’exemple de la lettre revient souvent, comme dans cet extrait de l’entretien avec Ba Soumaïla.

Int. Ni bεε ma kalan, gεlεya jumεn bε se ka ye o la ? SK Ni bεε ma kalan, gεlεyaba de b’a kɔnɔ, hakε si t’o la. I yεrε kan ka min kε, i b’a siri maa na. Aa! ko dɔw bε yen, maa ka kan k’o kε, o man kan ka siri maa na ! Int. Il y a des choses que l’on peut faire, que l’on doit faire personnellement, quand on n’est pas lettré, on est obligé de passer par une autre personne. AM Comme quoi par exemple ? Int. I n’a fɔ jumεn par exemple ? SK Mmm ? (incompréhension). Int. (reprenant) I ko ni mɔgɔ ma kalan, i yεrε ko dɔw bε yen, f’i ka tεmε mɔgɔ dɔla/SK Kosεbε ! Int. Ko i n’a fɔ jumεn ? SK Aa ! o ye ko caman ye ! O kow ka ca. Int. Ɔn, i tε misali kelen fɔ wa ? SKO tε misali kelen. Autre intervenant Lεtiririkalanko, i tε o fɔ ? / SK Lεtiri mana na di i ma sisan, ni e t’a fε maa ka lεtiri in dɔn, ni a bε e yεrε bolo, n’i yεrε y’a dɔn, i b’a kalan k’a bila i kun, maa tε i ka gundo dɔn.’ ‘ Traduction : ’ ‘ Int. Quel problème pose le fait que tous les villageois ne soient pas alphabétisés ? SKCela pose un grand problème, un problème considérable. Ce que tu dois faire toi-même, tu le confies à quelqu’un d’autre. Or il y a des choses qu’une personne doit faire sans les confier à quelqu’un d’autre !Int. (...) AM Comme quoi par exemple ? Int. (...) SK Mmm ? (incompréhension). Int. (reprenant) Tu as dit que si quelqu’un n’est pas alphabétisé, il est contraint de passer par quelqu’un d’autre [ka tεmε mɔgɔ dɔ la] pour ses propres affaires / SKC’est ça ! Int. De quoi s’agit-il par exemple ?SKAh ! Il s’agit de plein de choses ! Vraiment beaucoup.Int. Eh bien donne-nous donc un exemple !SKIl y a plus d’un exemple. Autre intervenantDonne par exemple celui de la lecture d’une lettre ! / SKSi on te donne une lettre, si tu veux que personne ne connaisse cette lettre, si elle est entre tes mains, si toi-même tu le peux, tu la lis et le gardes pour toi [litt. sur toi], personne ne saura ton secret (K 2 - trad. de l’interprète omise).’

On relève dans cet extrait une intervention inopportune d’un des assistants qui « souffle » à l’enquêté l’exemple de la lettre. Sur ce point, nous renvoyons au contexte de cet entretien réalisé le jour de mon arrivée à Kina, dont nous rappelons les circonstances en annexe (Annexe 1, §3). Avant cette intervention, Ba Soumaïla introduit cependant de lui-même l’idée selon laquelle certaines choses ne doivent pas être « confiées » à d’autres. Le terme ainsi traduit est en bambara le verbe « k’asiri », dont le sens propre est lier, attacher, nouer. Ce verbe, qui apparaît ici dans sa forme transitive, est également attesté dans notre corpus dans sa forme intransitive avec un sens un peu différent. L’expression « kasirimɔgɔna » signifie dépendre, être attaché à quelqu’un. Cette forme est employée par d’autres enquêtés : par exemple, Djibril Traoré énumérant les avantages conférés par la maîtrise de l’écrit, évoque le fait que celle-ci permet de « régler des affaires par soi-même, sans dépendre de quelqu’un » (« ibεsekafεnwdɔwɲεnabɔiyεrεye,k’asɔrɔimasirimɔgɔla », K 45). La forme réfléchie, dont use Sirima Camara en disant qu’il ne « s’en remet pas à quelqu’un d’autre en matière de lecture de livres » (« ntεtaansirimɔgɔlagafekalanna », K 16, a le même sens (« k’isiri » signifiant comme « kasiri », dépendre de).

Dans l’extrait de l’entretien avec Ba Soumaïla apparaît l’unique occurrence du verbe « katεmε », litt. passer, pour traduire cette idée de la délégation dans l’expression « katεmεmɔgɔla », passer par quelqu’un. Ce terme, utilisé par l’interprète dans sa reformulation de la question, est vraisemblablement un calque de l’expression française à laquelle il vient de recourir dans sa traduction du propos précédent.

L’autre expression de la délégation qui apparaît communément en bambara est le verbe « k’aci », charger quelqu’un d’une commission, qu’emploie par exemple Sarata Camara quand elle explique que l’écriture permet de « faire certaines choses sans avoir à en charger [k’aci] quelqu’un d’autre » (« ebεsekodɔwlak’asɔrɔimamɔgɔwεrεcioluye », K 8).

Si l’on revient à l’extrait d’entretien avec Ba Soumaïla et qu’on le compare au précédent avec Mamou Maïga, une différence majeure apparaît. En effet, ici la délégation n’est pas présentée comme la norme. Au contraire, Ba Soumaïla déclare qu’« il y a des choses qu’une personne doit faire sans les confier à quelqu’un d’autre ». Cette différence peut s’expliquer par le contexte de cet entretien, portant sur les premiers temps de l’alphabétisation au village, qui concernent essentiellement des hommes, des adultes d’âge mûr, ayant déjà des responsabilités (cf. supra 1.2). Le contexte du développement de la culture cotonnière en zone CMDT requiert des chefs de famille qu’ils soient capables de recourir à l’écrit dans le domaine agricole, mais aussi dans celui des emprunts bancaires. Nous touchons là à un point essentiel qui est que la valorisation de l’« indépendance » est socialement différenciée : autant il est légitime qu’un homme, chef de famille, puisse « régler lui-même ses propres affaires », autant une suspicion s’attache à la même revendication émanant d’une femme ou d’un cadet. Mais avec l’exemple, qui lui est suggéré, de la lettre, Ba Soumaïla en vient à évoquer l’utilité de l’écrit pour préserver ce qui est secret (« gundo »), et par là on aborde une sphère de pratiques qui, par définition, tentent d’échapper au contrôle social. Nous verrons que ce terme de « gundo » ne renvoie pas aussi immédiatement que sa traduction française par « secret » à une intimité à cacher, et qu’il peut désigner une sphère privée que chacun peut plus ou moins légitimement revendiquer. Cependant, il désigne aussi très souvent des pratiques cachées car illicites.

Nous avons signalé que l’exemple de la lettre est de loin le plus souvent cité. Se passer d’intermédiaire permet d’établir un contact direct entre deux personnes. Thiémokho Coulibaly énonce ainsi l’intérêt premier de l’écriture comme étant de permettre une intimité entre deux personnes, en public, grâce à l’échange de notes.

NC Sεbεnni wa ? A nafa belebeleba yεrε ye min ye, sisan, ni ne b’a fε ka kuma fɔ n ka mɔgɔɲεna quoi, ɔ ! n tε fε mɔgɔ wεrε ka/ n tε fε ka ci dɔ fɔ mɔgɔ wεrε ma fo a yεrε k’a mεn, ɔ ! n yεrε bε se k’a sεbεn k’a di a ma k’a sɔrɔ mɔgɔ ma a dɔn ni an yεrε fila cε tε, o ye a nafa dɔ ye’ ‘ Traduction : ’ ‘ NCL’écriture ? Son intérêt principal est le suivant : si je veux dire quelque chose [à quelqu’un] en présence de mes proches quoi, eh bien, si je ne veux pas que quelqu’un d’autre/ si je ne veux pas donner un message et que quelqu’un d’autre l’entende, eh bien ! moi-même je peux l’écrire et lui donner sans que personne ne le sache sinon nous deux, voilà un intérêt de l’écriture (K 26).’

De cet échange à deux, rien n’est dit ici, et comme nous le verrons nous disposons de peu de données concernant le contenu des lettres. Notons que pour que cet échange soit assuré il est nécessaire que les deux correspondants soient lettrés. Cependant, la lettre est très généralement remise à quelqu’un, ce qui réintroduit un intermédiaire, même s’il est possible de s’assurer que son contenu ne sera pas dévoilé soit par des moyens physiques, en la cachetant par exemple, soit en la confiant à une personne non lettrée, ou encore en jouant sur la langue d’écriture.

D’autres usages apparaissent où l’absence d’intermédiaire est revendiquée pour des écrits personnels : ainsi, Fily Traoré déclare que l’écriture lui permet de « régler ses problèmes d’argent sans que personne ne soit au courant » (« ibεsek’ikawarikoɲεnabɔmɔgɔtεkalamaola », K 21). Cela apparaît comme un usage admis, même pour une femme, qui peut disposer d’un peu d’argent pour des activités de commerce. L’écriture est souvent associée à ce qui permet de déjouer des tricheries autour des transactions commerciales, et plusieurs enquêtés mettent l’accent sur cet aspect.

Signalons d’ailleurs que nous traduisons ici par « affaires », mot très usité dans le français local, le terme générique « ko », chose généralement utilisé ici au pluriel « kow ». Nous avons intitulé cette section de la formule la plus fréquemment employée pour désigner ce que l’on attend de l’écriture : « ka i yεrεɲεnabɔ»,«kaiyεrεkoɲεnabɔ»,se débrouiller par soi-même, régler soi-même ses affaires. Nous reviendrons dans la section suivante sur l’emphase sur les pronoms personnels. Quant au contenu de ces « choses » à soi que l’on débrouille, il reste largement indéterminé. La traduction par « affaires » rend bien compte du fait qu’il s’agit le plus souvent, dans les exemples qui sont donnés, d’écrits relatifs au travail agricole (et plus particulièrement au contrôle des transactions, crédits notamment, liées à la culture du coton) ou au commerce. Nous reviendrons plus loin sur cette caractéristique essentielle de beaucoup de pratiques qui sont des écrits de travail. Le verbe « k’a ɲεnabɔ », régler une affaire, démêler, n’implique pas comme le français « régler » l’idée d’un traitement organisé de la chose. Cependant, la dimension de l’organisation, voire de la rationalisation rendue possible par l’écrit, est une hypothèse que nous aurons à éprouver.

Ainsi, dans les déclarations des enquêtés sur l’intérêt de l’écriture, le privilège est donné à des usages de l’écrit pour soi. Mais que signifie précisément une telle expression ? Nous avons constaté par une analyse serrée de leurs propos que les enquêtés attribuent à l’écriture la faculté de leur conférer une maîtrise sur un espace à soi, un espace privé peut-on dire, en entendant par là un repli sur soi d’une sphère commune.

La question qui se pose alors est celle du rôle constitutif de l’écrit dans le fait de disposer d’un tel espace. Peut-on analyser le développement du recours à l’écrit sur notre terrain en reprenant l’hypothèse, formulée dans le contexte de l’histoire occidentale de l’alphabétisation, selon laquelle l’écrit est partie prenante d’un processus de privatisation ? Plus généralement, peut-on articuler alphabétisation et individualisation ?

Pour formuler ces hypothèses de manière rigoureuse, il importe avant tout de préciser l’usage des termes de privé, d’individu et d’individualisme, tant du point de vue de leur construction théorique que de leur adéquation au contexte étudié. Une fois ces distinctions conceptuelles et ces clarifications théoriques effectuées, nous pourrons revenir à l’expression d’« écrit pour soi » et nous interroger sur la pertinence d’une telle catégorie comme outil de l’enquête.

Notes
291.

K 2, K8, K 9, K13, K 16, K 19, K 21, K 26, K 30, K 41, K 45, K 54, K 58, K 60, K 61, K 65.