2.2.2. Ecrire « pour soi » ?

2.2.2.1. Ecriture et individualisation

L’emphase sur la personne

Dans les déclarations étudiées plus haut, les enquêtés désignent l’écriture comme ce qui permet de s’assurer la maîtrise individuelle de certaines activités. La formulation de cette idée se caractérise, en bambara comme en français, par l’accent mis, jusqu’à la redondance, sur la personne.

En bambara, le déterminant y ε r ε est d’emploi quasi-systématique. Ce terme a une valeur d’insistance, peut-être moindre toutefois qu’en français. Dans les contextes suivants, l’effet d’insistance est tout de même évident : « ibεsekadɔɲεnabɔfanaiyεrεye », tu peux aussi en régler par [pour] toi-même K 22 ; « ibεsekafεndɔwɲεnabɔiyεrεye », tu peux régler certaines choses par [pour] toi-même K 45. Le pronom personnel employé est souvent celui de la deuxième personne du singulier qui fonctionne comme un pronom impersonnel. Certaines formulations font un usage de la forme emphatique du pronom, surtout e pour la deuxième personne dans l’usage indiqué, sans que cela soit suffisamment systématique pour être significatif.

En français, l’accent est pareillement mis sur la personne, souvent la première personne du singulier. Dans l’extrait cité plus haut de Mamou Maïga, nous pouvons remarquer la récurrence de l’adjonction au pronom personnel de la particule d’insistance « même » : « soi-même, toi-même, moi-même ». On pourrait y voir un calque de l’usage du déterminant bambara y ε r ε et minimiser sa valeur d’insistance dans le français du Mali, mais la récurrence de cet usage semble tout de même significative.

La redondance est souvent de mise, comme dans cet extrait d’entretien avec Ndiamba Coulibaly :

AM Alors, qu’est-ce que ça change dans le village d’être alphabétisé ? TC Ça change beaucoup parce que quand tu connais rien dans le monde actuel c’est pas bon dε, parce que l’ignorance là c’est pas bon. AM Tu peux nous expliquer ça ? Int.I bε se ka misaliya kunkolo di an ma ? [Est-ce que tu peux nous donner un exemple ?]TC Oui, n bε se ka misaliya kunkolo di aw ma [je peux vous donner un exemple], parce que moi-même personnellement si je ne savais pas lire ni écrire, pour aller déposer tous mes secrets à quelqu’un, même a tun bε tɔɔrɔ n ma quoi [cela me dérangerait], mais toi tu ne connais pas lire tu ne sais pas écrire, tu vas aller déposer tout ton secret à quelqu’un d’autre. Int. Oui oui, pour écrire ça. TC Bon, ce dernier, il peut aller dire ça dans le village comme ça, comment tu vas garder le secret ? (K 19 - nous soulignons).’

L’expression « moi-même personnellement » est suivie d’un usage du pronom personnel « mes », concourant à souligner le fait qu’il s’agit d’une compétence individuelle dont la mise en œuvre peut se passer du recours à un autrui identifié comme un « rapporteur » potentiel (le terme bambara de « naafigi », rapporteur, indiscret, délateur est attesté chez Kandé Konaté dans le même contexte, K 13).

Ces caractéristiques linguistiques des énoncés produits dans le contexte des entretiens pointent le souci d’une maîtrise individuelle de l’écrit. Mais un tel constat ne permet pas d’aller très loin dans l’analyse car on sait que la notion d’individu, de soi, prend des sens différents selon les configurations sociales et historiques considérées.