La notion d’individualisation

Individuation et individualisation

Nous prendrons comme point d’appui les deux propositions théoriques suivantes :

- premièrement, la subjectivité, c’est-à-dire la manière de se penser comme sujet distinct des autres et d’agir en conséquence, est construite socialement à travers des processus d’individuation.

- deuxièmement, ces processus d’individuation, repérables dans toute société, sont historiquement déterminés ; certaines formations sociales sont marquées par une tendance à l’individualisme, c’est-à-dire la valorisation sociale de l’individu indépendant.

On peut s’inscrire, pour cette réflexion, dans la perspective ouverte par Mauss d’une histoire de la subjectivité qui prend place au sein d’une « histoire sociale des catégories de l’esprit humain » (MAUSS, M. 1950 [1938] : 33) 292 . Mauss pose d’emblée le principe d’une universalité de la conscience de soi : « il est évident (…) qu’il n’y a jamais eu d’être humain qui n’ait eu le sens, non seulement de son corps, mais aussi de son individualité spirituelle et corporelle à la fois » (op. cit. : 335). Le sujet dont il entreprend l’étude est « tout autre », puisqu’il se propose de répondre à la question suivante : « comment, au cours des siècles, à travers de nombreuses sociétés, s’est lentement élaboré, non pas le sens du "moi", mais la notion, le concept que les hommes de divers temps s’en sont créés ? » (ibid.).

Pour Mauss, qui suit en cela Durkheim, l’importance croissante de la notion d’individu est le résultat de la complexification des sociétés et de leur différenciation. Rappelons la dialectique qui préside, selon Durkheim, aux rapports entre individu et société : l’identité, relation au même, caractérise la solidarité mécanique, ciment des première sociétés, mais nous pousse à l’égoïsme ; à l’inverse, la société moderne, régie par une solidarité organique dont le principe est l’altérité, repose sur notre faculté d’altruisme (DURKHEIM, É. 1986 [1893]). Mauss développe une réflexion qui prend appui sur cet acquis selon lequel les formations sociales différenciées ont conduit à mettre l’accent sur le rôle social de l’individu, pour réfléchir à la conception du « moi » qui lui est associée.

Le propos de Mauss est de relativiser la conception occidentale moderne du « moi » par une variation ethnologique et historique. Par exemple, chez les Kwakiutl de l’Amérique du Nord, les prénoms ne remplissent pas une fonction d’individuation permanente, dans la mesure où un individu en porte plusieurs successivement au cours de sa vie (les noms se conquièrent notamment par la guerre). Mauss condense son analyse en cette formule : dans cette société, les personnes « n’agissent qu’ès qualités ». Ce faisant, il en vient à émettre une hypothèse que nous pouvons résumer ainsi avec P. Beillevaire et A. Bensa : « la subjectivité individuelle, originellement absorbée dans l’imaginaire du cérémonial, s’ébauche progressivement dans l’interstice qui sépare l’acteur de son masque » (BEILLEVAIRE, P. & BENSA, A. 1984). A propos des Indiens Pueblo, Mauss souligne en effet que la notion de l’individu, si elle se confond globalement avec celle de son clan, s’en « détache » cependant « dans le cérémonial, par le masque, par son titre, son rôle, sa propriété, sa survivance et sa réapparition sur terre dans un de ses descendants doté des mêmes placés, prénoms, titres, droits, et fonctions » (op. cit. : 340). Il ébauche une réflexion sur la manière dont, dans une société que l’on peut caractériser de manière générale comme peu différenciée, la notion de personne singulière prend son sens.

Nous pouvons poursuivre cette réflexion sur l’« histoire sociale de la subjectivité » en nous référant à l’œuvre de Norbert Elias. Pour Elias, l’évidence d’une conscience individuelle articulée à la conviction de disposer d’une intériorité qui n’appartient qu’à soi, « qui est son véritable soi, son moi à l’état pur » est le produit d’une évolution historique (ELIAS, N. 1991 : 65).

‘Ce qui parle en l’occurrence, c’est la conscience de soi d’êtres que la constitution de la société a forcés à un très haut degré de réserve, de contrôle des réactions affectives, d’inhibitions ou de transformations de l’instinct, et qui sont habitués à reléguer une foule de dispositions, de manifestations instinctives et de désirs dans les enclaves de l’intimité (op. cit. : 65).’

Elias définit la conscience de soi comme une structure de l’intériorité qui s’instaure dans des phases déterminées de ce qu’il nomme le processus de la civilisation. Notons que l’intériorité apparaît comme un repli sur soi de l’espace socialement partagé (espace que nous ne qualifierons pas ici de « public » car la notion d’espace public est elle aussi liée à des processus historiques) : l’exclusion de la vie sociale de certains pans de l’existence constitue des domaines comme relevant d’une intériorité qui apparaît comme n’existant que pour soi.

Nous retiendrons de cette réflexion le caractère historiquement constitué de la conscience individuelle moderne telle que la connaissent les sociétés occidentales, sans souscrire à l’analyse en termes de « processus de civilisation », qui laisse à penser que seules les sociétés qui connaissent ce mouvement sont proprement historiques (op. cit. : 82). Concernant les sociétés de l’aire culturelle mandingue, nous connaissons suffisamment leur histoire sur la longue durée pour nous garder d’un tel préjugé.

Avant de nous demander si les dynamiques sociales à l’œuvre dans l’Afrique contemporaine donnent lieu à un développement de l’individualisme, il reste à souligner le rôle de l’écriture dans l’émergence de nouvelles configurations entre individu et société.

Michel Foucault a ainsi insisté sur l’importance de l’écriture dans la constitution de nouvelles formes du rapport à soi à la fin de l’Antiquité (FOUCAULT, M. 2001a). Il s’agit là de pratiques d’écriture personnelle.

C’est également autour des pratiques de l’écrit (et surtout de la lecture) développées dans la sphère privée (le « for privé ») qu’est centrée l’analyse de Roger Chartier sur la part de l’écrit dans le processus de privatisation qui caractérise la modernité occidentale (CHARTIER, R. 1986).

On peut toutefois se demander si les pratiques de la sphère qui émerge comme privée sont le lieu privilégié pour établir les liens entre l’écriture et la forme sociale de la subjectivité. Il faut sans doute considérer la question en tenant compte des écrits publics, notamment juridiques, autour desquels se nouent des enjeux fondamentaux quant à la conception de la personne. Concernant l’Europe moderne, Béatrice Fraenkel inscrit ainsi l’histoire de la signature comme « signe de l’identité » dans le cadre plus large d’une transition du « système médiéval privilégiant les codes » à la « conception moderne du sujet privilégiant les traits distinctifs de chacun » (FRAENKEL, B. 1992 : 9).

‘Les signes de l’identité privilégient, jusqu’au XVIe siècle, la part intersubjective du soi, les déterminations de l’individu par le réseau de ses appartenances. Ce sont les siens qui permettent la monstration du soi (…). Les signes dont s’entoure l’homme médiéval montrent le groupe auquel il appartient, quelle est sa place et son rang. On géométrise l’identité à partir de signes abstraits : les couleurs, les figures graphiques forment la base des significations héraldiques ; la Croix, éminemment abstraite, orne les anneaux à signer ; il n’est jusqu’au système de dénominations lui-même qui ne témoigne de cette conception de l’identité : le stock des noms portés par chacun est tellement restreint que la fonction d’individualisation semble absente du système.’ ‘Puis, et la signature en est le symptôme majeur, une autre conception de l’identité se met lentement en place, les signes se personnalisent. C’est la singularité de l’être qui est visée, la part du soi irréductible aux autres. L’individu est pensé alors en termes de « traits », traits du visage, traits de caractère. En schématisant, on pourrait dire qu’à une conception exotérique du soi succède une conception ésotérique (FRAENKEL, B. 1992 : 11).’

Nous aurons à reprendre la question du système de dénomination sur notre terrain (cf. infra 0), et nous examinerons plus loin de manière spécifique la question de la signature (cf. infra 0). Nous retiendrons pour l’instant de cette analyse la mise en place de deux grandes conceptions de l’identité qui rejoint l’analyse développée plus haut en référence à Elias.

Nous avons retracé ici les grandes lignes d’une évolution qui caractérise les sociétés occidentales modernes, et signalé que l’écriture, dans ses usages publics comme privés, est partie prenante de cette évolution. La question qui se pose maintenant est de savoir dans quelle mesure une telle analyse peut s’appliquer au cas des sociétés rurales du Mali contemporain.

Notes
292.

Cette lecture s’inspire d’un article de P. Beillevaire et A. Bensa (BEILLEVAIRE, P. & BENSA, A. 1984), repris dans La fin de l’exotisme (BENSA, A. 2006a).