2.2.2.2. Personnel, secret, intime

Préalables méthodologiques

Dans la mesure où un axe majeur de mon travail consiste à étudier les pratiques de l’écrit qui se situent en marge des pratiques techniques, scolaires ou professionnelles, je suis amenée à interroger les enquêtés sur leurs pratiques privées, sur leurs écrits personnels. Ma stratégie dans la conduite de l’entretien est de passer en revue la plus grande variété d’usages possibles. Le recours à des interprètes recrutés au village et peu préparés a rendu l’exercice difficile. Ainsi, lorsque ma question « notez-vous des choses personnelles ? » est traduite par « ibεgundolakowsεbεn ? », écrivez vous des choses secrètes [gundo] ?, une relance par « comme par exemple ? », acceptable si l’on s’en tient à la formulation de la question en français, devient indiscrète en bambara.

Les échanges autour de cette question méritent une attention particulière. En effet, les manières de parler du secret ont au moins autant d’importance que le contenu de ce qui est désigné comme tel. L’usage du terme de « gundo » relève d’un ensemble de stratégies qui permettent soit d’esquiver une demande d’explication, soit de mieux en faire sentir le prix (dans les cas où un contenu signalé comme secret est néanmoins dévoilé). Ce jeu est structurant dans l’organisation du savoir dans l’aire culturelle mandé 297 . Sa compréhension requiert que l’on prenne au sérieux la dimension pragmatique du secret, c’est-à-dire les effets de la désignation d’un savoir comme « secret » dans ce contexte particulier qu’est l’interaction avec l’ethnographe 298 .

Les échanges ont parfois simplement tourné court comme cela apparaît dans l’entretien avec Djibril Traoré.

AM En dehors des lettres, est-ce qu’il a des cahiers ou des feuilles où il note des choses pour lui ? Int. Lεtirisεbεnw ninnu olu kɔ, est-ce que o kaye dɔ bε e bolo, i yεrε bε to ka gundofεnw sεbεn min na ? Ou bien papiye dɔ, ka to ka fεn sεbεnsεbεn o la ? [En dehors de ces lettres, est-ce que tu as un cahier où tu notes toi-même des choses secrètes ? Ou bien un papier où tu aurais l’habitude de prendre des notes ?]DT Oui, kaye dɔw bε n bolo n yεrε bε n ka gundolafεnw sεbεn min na. [Oui, j’ai des cahiers où moi-même je note mes choses secrètes.]AM Est-ce qu’il peut nous dire les différentes choses qu’il note ? Int. E bε to ka jumεnw ta, a ka ca a la, e bε to ka jumεnw sεbεnsεbεn e ka o kaye la ? [Tu as l’habitude de prendre quoi en note, le plus souvent, tu as l’habitude d’écrire quoi dans ce cahier ?] DT (Dans un premier temps ne répond pas, se contente de rire) Aw ka yɔrɔ o gundo, e yεrε ka kan ka o faamuya en bambara. [De votre côté, secret, toi-même tu dois bien comprendre cela en bambara.] Int. Il dit que quand on dit : « secret », que moi-même je dois être en mesure de comprendre ça en bambara. K 45’

Par rapport à ma question volontairement vague autour de ce que l’enquêté écrit « pour lui » (l’expression « pour soi » étant à entendre ici non comme une catégorie d’analyse mais comme une désignation des écrits dont il dispose), la traduction par « gundofεnw », choses secrètes, constitue un déplacement qui limite la possibilité de l’échange à une réponse par oui ou par non, et rend ma relance à tout le moins déplacée.

Le plus souvent des stratégies discursives ou infra-discursives d’évitement du secret ont été mises en œuvre par les enquêtés afin d’éviter un refus direct, perçu comme impoli. La plus simple est de rire, espérant par là susciter une compréhension mutuelle du fait qu’une limite au discours possible est atteinte. Dans un contexte d’entretien plus tendu, le silence ou le refus de répondre peut être également une manière de se soustraire à la question sans exprimer explicitement son refus. Une variante de cette solution consiste à faire semblant de ne pas entendre ou comprendre la question. Une autre manière d’éviter le refus direct peut être la dénégation : en revenant sur les propos tenus précédemment, l’enquêté coupe court à la relance. Cependant, quelques refus ont été exprimés, notamment les cas déjà évoqués de refus de présenter des documents évoqués, ou de refus de laisser photographier (cf. supra 0).

Notons que les stratégies repérées ci-dessus se combinent bien souvent, comme nous pouvons le voir dans l’extrait suivant.

AM Donc ça c’est une recette, c’est un médicament ? MC Voilà ! Exactement. AM Et ça c’est écrit en bambara ? MC Oui, c’est bambara et français mélangés quoi. AM Et c’est une recette pour quoi ? Int. Jiritɔgɔw ninnu, le nom des arbres. AM Jiritɔgɔw ? Ça sert à quoi ? Int. C’est un médicament. AM C’est un médicament pour quoi ? (Devant le silence de MCnous rions). AM C’est secret ! Int. Peut-être que c’est secret ! AM Ah ! on dirait que c’est secret oui ! MC Il n’y a pas de secret ! (Nous rions). AM (passant à autre chose) Et ça pourquoi tu as écrit ça, la Coupe d’Afrique ? (K 31).’

Dans cet extrait, trois stratégies sont mises en œuvres successivement : d’abord le silence, l’enquêté faisant en quelque sorte mine de ne pas comprendre la question ; puis le rire, une fois qu’il a saisi que nous avons repéré qu’il s’agit d’un point sensible ; enfin, la dénégation, tout en riant. Le fait d’avoir nommé l’objet de la question comme « secret » permet de détendre l’atmosphère dans la mesure où l’enquêté peut supposer que je ne pousserai pas l’indiscrétion au point de poser la question sur un secret. Ce mot de secret clôt la discussion sur ce sujet. Il est à noter que dans ce cas c’est moi qui l’introduis, percevant une gêne de la part de l’enquêté à expliquer la fonction de cette recette magico-médicinale (devant moi, et peut-être aussi devant son cousin Laji Coulibaly qui faisait office d’interprète ce jour-là).

Il s’agit de moments des entretiens où j’avance avec précaution, soucieuse tant de ne pas bloquer un enquêté, que de ne pas me fermer mon terrain, dans la mesure où mes questions peuvent faire l’objet de commentaires dans le village. Une même attitude peut donc être interprétée de manière diverse selon le ton général de l’entretien. Ainsi, dans l’entretien suivant l’enquêté conjugue dénégation et rire, mais sur un ton qui exclut toute possibilité de relance, ce dont je tiens compte en passant immédiatement à autre chose.

AM Et là y a quoi dans l’autre cahier ? MC Bon y a rien dedans. (Il rit). AM Y a rien dedans, et les cahiers avec les dates de naissance c’est à la maison ? MC C’est en famille là-bas ce n’est pas ici (K 30).’

Les glissements récurrents dans les traductions des interprètes du « personnel » au « secret », via le terme bambara de gundo ne sont pas sans doute pas uniquement liés à leur préparation insuffisante ou à leur maîtrise plus ou moins accomplie du français. Ils tiennent aussi au fait que ce concept a un usage plus large en français qu’en bambara.

Notes
297.

Nous renvoyons aux contributions réunies dans le numéro 2 de Mande Studies consacré à ce thème (JANSEN, J. & ROTH, M. 2000). J. Freeman émet dans son article l’hypothèse que le secret est « une manière de contrebalancer un contexte général d’exposition aux autres, et la tendance à une observation réciproque et à une sociabilité constante que demande la vie quotidienne » (FREEMAN, J. E. 2000 : 118, nous traduisons).

298.

Sur ce thème, outre l’article d’A. Zempléni, « Secret et sujétion. Pourquoi ses "informateurs" parlent à l’ethnologue ? » (ZEMPLÉNI, A. 1984), on peut se référer à l’article de J. Bonhomme sur la pragmatique du secret initiatique (BONHOMME, J. 2006).