Du personnel au secret (gundo)

Revenons un instant sur les difficultés éprouvées par les interprètes successifs à traduire mes questions autour de l’écrit personnel ou « pour soi ». Même Ibrahima Dembélé, instituteur chevronné et qualifié dans l’enseignement bilingue recourt à la traduction par gundo (K1, extrait cité ci-dessous en 0). Face à cette traduction récurrente de « personnel » par « gundo » et ses composés, on peut se demander quelle autre traduction serait plus fidèle. D’usage beaucoup moins fréquent, une expression plus large que celles formées sur « gundo » apparaît comme un bon équivalent de la notion de « personnel ».

AM Et en dehors de ça (les cahiers que l’on vient de parcourir), est-ce que tu écris des choses en français ou en bambara ? BC Awɔ n bε to ka... n mago ɲε f ε nw, n bε se ka dɔ sεbεn bamanankan na, n bε dɔ sεbεn tubabukan na, n yεrε b’a faamu cogoya min na, sεbεn ka ɲε tε mais n yεrε b’a faamu. [Oui j’écris souvent... mes propres besoins, je peux écrire des choses en bambara, j’en écris d’autres français, de manière à ce que je puisse le comprendre, ce n’est pas bien écrit mais moi-même je le comprends] (K 65).’

Le composé « magoɲεfεnw » signifie « ce dont on a besoin » ; il rend bien compte de l’usage du cahier comme objet que l’on a sous la main et où l’on note un ensemble de choses auxquelles on peut avoir recours. Il faut entendre le « besoin » dans une sens large, au-delà d’une motivation utilitaire : s’il est, sinon requis du moins préférable, de disposer de dates de naissances précises pour les déclarer ultérieurement à la mairie, il n’en va pas de même pour la trace de résultats sportifs par exemple. Le simple rappel du fait que la majorité des villageois ne dispose pas de cahier suffit à souligner que ces « besoins » n’ont rien d’impératif. Ce type de composé sur « mago », besoin n’est attesté qu’à trois reprises dans notre corpus 299 . Même s’il rend fort heureusement compte de l’usage du cahier, il ne constitue en aucune façon une traduction établie de la notion de « personnel ».

Dans son dictionnaire français-bambara, Bailleul donne pour « personnel » deux traductions : « yεrεta » et « halala » (BAILLEUL, C. 1997). La première renvoie à l’usage de la particule « yεrε » que nous avons déjà étudiée. Cette traduction rend très exactement l’expression française que nous utilisons d’écrit « à soi ». Elle est parfois utilisée, mais semble un peu faible au regard de la question qui porte sur les écrits personnels. La seconde n’est pas attestée dans notre corpus d’entretiens dans cet usage. La notion qu’elle renferme est celle d’une possession assurée sur le droit (comme l’atteste l’origine arabe : halāl, possession légitime), qui n’est pas du tout adéquate dans notre contexte, où la notion de personne ne renvoie pas à la personnalité juridique.

Les sens de « secret » et de « gundo » coïncident selon Bailleul comme le montre la mise en regard des définitions des deux dictionnaires : le français-bambara, déjà cité et le bambara-français (BAILLEUL, C. 2000) 300 . Le premier donne pour le substantif « secret » l’unique traduction par « gundo » ; pour l’adjectif, « gundoma » voisine avec « dogolen » [litt. caché], « yebali » [litt. invisible 301 ] et « dɔnbali » [litt. inconnaissable]. On voit ici que « gundo » est la seule racine donnée comme traduction propre de « secret », les autres termes étant forgés sur des verbes d’extension beaucoup plus générale. Dans le sens bambara-français, « gundo » est traduit de manière exclusive par « secret ». L’entrée qui suit immédiatement, « gundofɔɲɔgɔn » [construction : secret . dire . compagnon], traduite par « confident » permet toutefois d’élargir le sens de « gundo » à la notion de « confidence », ce qui convient parfois assez bien.

En effet, dans notre corpus l’usage de « gundo » semble pallier l’absence d’équivalent bambara du terme de « personnel », liée au fait qu’un tel découpage de la réalité sociale ne va pas de soi. Ce faisant, le sens est bien sûr modifié vers la notion de « secret » au sens de ce qui est tenu caché. En réalité, ce qui est retenu du terme de « gundo » c’est bien la notion de « privé » par opposition au « public », comme on le voit dans cet extrait d’entretien.

LT Bon ! n bε se ka a fɔ o kɔni, a nafa fɔlɔfɔlɔ yεrε, ni i bε lεtiri sεbεn sisan, a bε se ka kε gundo don. Int. Le premier avantage c’est que quand tu veux écrire une lettre, ça peut être quelque chose de secret. LT Bon a man kan ka kεk ε n ε mako ye, i yεrε bε se ka a sεbεn i yεrε fε/ Int. ça ne doit pas être populaire, ça doit être écrit/ LT k’a sɔrɔ mɔgɔ ma bɔ a kala ma/ Int. sans que personne ne soit au courant. ’ ‘ Traduction : ’ ‘ LTBon ! ce que je peux donner comme premier intérêt [de l’écriture] c’est que quand tu écris une lettre, cela peut être secret. Int. (...) LTBon si cela ne doit pas être quelque chose de public, tu peux toi-même l’écrire pour toi-même / Int. (...) LTsans que personne ne soit au courant/ Int. (...) (K 41 - trad. de l’interprète omises).’

Cette opposition entre « gundo » et « kεnεma » structure les propos de plusieurs autres enquêtés.

On mesure l’importance d’une réflexion sur les échelles du privé. Le secret n’est pas nécessairement de l’ordre de l’individuel puisqu’il peut s’agir de connaissances que l’on partage dans un entre-soi choisi. Dans le cas évoqué plus haut de la connaissance d’un « secret de village » - comme on dirait un « secret de famille » - il s’agit d’un savoir très largement partagé mais non dicible, en tout cas publiquement (cf. supra 1.2.1.1). Pour Barbara Hoffman, le champ sémantique de « gundo » s’étend de ce type de savoir (« des "secrets" sociaux partagés dans des discussions privées ») à des connaissances magiques (« le savoir secret doté de puissance ») (HOFFMAN, B. G. 1998 : 90). Les choses constituées comme secrètes sont souvent des savoirs qui ne concernent pas l’individu en propre et qui, transmis par d’autres, sont parfois aussi réservés à des destinataires particuliers.

Ainsi, si la notion d’« écrit personnel » est en général traduite par l’expression « gundosεbεn », c’est faute de disposer d’un terme commun pour désigner certains registres du privé. Le champ du « gundo » est quant à lui suffisamment vaste pour renvoyer à des pratiques personnelles, même si celles-ci ne relèvent pas du pôle extrême de ce champ que constituent les savoirs magiques. Cette traduction par « gundo » est finalement pertinente si l’on retient la dimension pragmatique du secret et que l’on conçoit le geste d’écrire sur un support à soi (le plus souvent un cahier), comme une manière d’isoler un ensemble d’informations dont on contrôle la transmission.

Cependant, les exemples de secrets donnés ici montrent que l’on est loin de la notion d’intime au sens d’une intériorité psychologique à laquelle l’introspection donne accès. Le terme de « gundo » renvoie finalement à tout savoir dont les conditions de la transmission sont déterminées.

Notes
299.

Outre « magoɲɔεfεn » qu’emploie ici Baba Coulibaly (K 65), on trouve « magoɲɔεtaw », équivalent, chez Mamoutou Camara (K 54), et « magoñεsεbεn », litt. les écrits dont on a besoin dans une traduction d’I. Dembélé (en K 67).

300.

Le terme de « gundo » est défini exclusivement par « secret » dans les deux autres dictionnaires bambara-français (ou mandingue-français) que nous avons consultés, celui de H. Bazin et celui de M. Delafosse (BAZIN, H. 1906; DELAFOSSE, M. 1955).

301.

Rappelons que telle est précisément la qualification donnée, en français, par Modibo Keïta (K 25) à son cahier qu’il refuse de me montrer.