Ecrire des secrets ?

Si l’on s’en tient à cette définition, le fait d’écrire les secrets ne subvertit-il pas cette logique selon laquelle la transmission du savoir est liée à un contexte singulier d’énonciation et à une relation spécifique entre interlocuteurs ?

Une hypothèse de départ a été constituée en ce sens. Inspirée des analyses de J. Goody qui dans La Raison graphique associe l’écriture à une publicité possible du savoir (GGODY, J. 1979 [1977]), elle renvoie également à un thème récurrent autour d’un tabou de l’écriture pour certains domaines des traditions orales. Cette hypothèse m’a amenée à introduire dans les entretiens un moment de discussion autour de « ce qu’il ne faut pas écrire ». Or, cette question a très généralement été incomprise, étant au mieux réinterprétée dans un sens normatif (par exemple, dans une lettre, il ne faut pas écrire de choses « mauvaises », dire du mal de quelqu’un notamment, selon un exemple récurrent). L’interrogation explicite a généralement abouti à une impasse sur ce point. Nous rejoignons là les résultats présentés par Thierry Tréfault, qui a mené des entretiens sur le rapport à l’écrit des adultes en complément à son enquête sur l’école bilingue (TRÉFAULT, T. 2000). Il souligne en effet que la crainte d’une divulgation des secrets liée de manière spécifique à l’écrit n’apparaît jamais spontanément dans les entretiens (op. cit. : 280).

Nous pouvons citer ici un extrait d’entretien qui rend compte du ton général de ces moments des entretiens.

AM Et est-ce qu’il pense qu’il y a des choses qu’il ne faut pas écrire ? Int. E yεrε bolo est-ce que fεn bε yan minnu man kan ka sεbεn ? MK A, n’i b’i ɲinε a kɔ, i kan k’a sεbεn fɔ i bεɲinε nin kɔ. Fεn dɔ bε mɔgɔ tεɲinε u kɔ. Int. (...). MK Sinon i bεɲinε fεn kɔ ni a bε san kɔrɔ... Int. (...). MK Parce que fεn dɔ bε yan nɔ, i n’a fɔ kilisi ninnu bε se ka fɔ i ɲε na, bon olu tε sεbεn. Int. (...). AM Kilisi, a tε sεbεn, a man kan ka sεbεnni kε ? MK Bon a kan ka sεbεn, mais dɔw bε yan nɔ, mɔgɔ tεɲinε olu kɔ. Int. (...). AM Mais ce serait mauvais de l’écrire ? Int. Ko yali ko a ma ɲi k’a sεbεn ? MK Bon, dɔw, (riant) dɔw ... fɔ ni da ni da don, a bε fɔ da ni da, i b’a ta i kunkolo la, dɔw ye.’ ‘ Traduction : ’ ‘ AM Et est-ce qu’il pense qu’il y a des choses qu’il ne faut pas écrire ? Int. (...). MKAh, ce que tu oublies, il faut l’écrire ; sinon tu l’oublieras. Int. (...). MK Sinon tu l’oublieras si un an passe (trad ??)... Int. (...). MK Parce que il y a des choses, par exemple on peut dire devant toi une formule [magique], bon ça ne s’écrit pas. Int. (...). AMUne formule, ça ne s’écrit pas, il ne faut pas l’écrire ? MK Bon cela peut s’écrire, mais il y en a qu’on n’oublie pas. Int. (...). AM Mais ce serait mauvais de l’écrire ? Int. (...). MK Bon, y en a, (riant) y en a, si ce n’est pas le bouche à oreille, on les dit de bouche à oreille, tu le retiens de tête, c’est le cas pour certains (K 32 -trad. de l’interprète omises).’

La question est tout d’abord comprise comme portant sur ce qu’il ne vaut pas la peine d’écrire, avant que mes relances, suite à l’évocation par Makan Konaté du cas de la formule magique (kilisi), ne l’amène à déclarer que certaines formules ont pour vecteur privilégié la transmission orale (encore que l’écrit ne soit pas explicitement interdit). Nous verrons que les cahiers abondent en kilisi (même si la question de savoir si tous les types de kilisi sont également transcrits reste ouverte). Ce type d’hésitation est récurrent dans le corpus des entretiens.

On peut interpréter ce résultat de plusieurs manières.

On peut supposer qu’il s’agit d’un biais lié à l’enquête et à la situation d’entretien : ce qu’il ne faut pas écrire ne pourrait même pas être nommé comme tel, surtout devant une étrangère. S’agissant de choses relevant d’un savoir occulte réservé à des initiés, une telle explication est plausible 302 . Un seul domaine a été clairement identifié, celui de l’histoire du village. Ainsi, à la fin de l’entretien avec Ba Soumaïla, devant un petit groupe de personnes, une discussion collective a émergé sur ce point, qui a conduit à mettre en avant l’histoire du village comme le genre de choses qu’il n’est pas bon d’écrire (sans pour autant bien sûr évoquer directement le motif de cette réticence) 303 .

Cette explication rend peut-être compte de l’absence de déclaration sur « ce que l’on ne doit pas écrire ». Il nous faut en tout cas renoncer à une hypothèse forte autour d’un tabou de l’écriture. Cela ne signifie pas que l’écriture ne modifie pas l’économie du secret et de sa transmission comme nous allons le voir.

Le choix individuel d’écrire ou de ne pas écrire tel ou tel ordre de choses est tout de même apparu au fil des entretiens. Dans leur ensemble toutefois, les enquêtés insistent moins sur le risque que comporte l’écriture comme source de divulgation des secrets, que sur la transmission maîtrisée de ceux-ci qu’elle permet. La circulation des cahiers (en dehors du contexte de l’enquête), est de cet ordre : on choisit à qui les montrer, ainsi que ce que l’on en montre.

Si rien ne semble s’opposer à l’écriture des secrets, on peut s’interroger sur ce qui motive une telle pratique, qui reste tout de même risquée. Nous aurons l’occasion de revenir sur l’intérêt reconnu à l’écriture comme moyen de lutter contre l’oubli. Plus curieusement, un autre thème se fait jour à propos des secrets : l’idée que les écrire permettra de mieux les transmettre.

Dans quelques cas, l’idée selon laquelle écrire les secrets permet de les transmettre dans le cercle familial au sens le plus restreint (de père en fils par exemple) a été exprimée.

Lors de la discussion autour de Ba Soumaïla que nous avons évoquée, l’assistance s’est partagée entre ceux qui considèrent que le risque d’une divulgation est trop élevé pour que ce genre de choses puissent être écrite, seule la transmission à des personnes choisies étant adéquate, et ceux qui ont mis en avant le danger d’une non-transmission (si on est « surpris par la mort » avant de l’avoir confié à quiconque).

Parmi les refus de me montrer des documents cités, nous avons évoqué le cas de Ba Madou Coulibaly de Folonda qui déclare réserver ses secrets de chasse écrits à ses enfants. Dans un entretien enregistré en 2001, une animatrice d’alphabétisation à M’Pessoba, Coumba Coulibaly formule également cette opinion 304 .

CC Comme, si tu as un mari maintenant il est vieux il y a certaines choses à écrire. Tu es sa famille, il a confiance en toi, il peut te dire certains secrets, et tu peux garder pour ses enfants qui ne sont pas encore âgés. Plus tard, tu leur apprendras, donc ils vont avoir des secrets (avec emphase) héréditaires... donc je garde ça, comme mon mari a plus de la soixantaine, j’ai un mari qui est vieux (...). Tu sais souvent il fallait aller d’un village à un autre village pour chercher les gens alphabétisés pour écrire les dates, ou avoir l’histoire... Mais avec l’alphabétisation on les retient plus facilement, et les secrets individuels. Les secrets héréditaires surtout, et les médicaments héréditaires. Si ta maman est guérisseuse elle peut te donner tous ses secrets de médicaments. Personnellement, ma maman était guérisseuse, et avant qu’elle ne décède, elle m’a donné tous ses secrets, j’ai écrit ça sur moi. AM Vous avez un cahier ? CC Je garde ce cahier sur moi. Oui, je le remettrai à mes enfants, et ceux-ci aussi à leurs enfants, donc en ce sens ça serait héréditaire, tout ça grâce à l’alphabétisation.’

Ce discours allie la promotion de l’alphabétisation, attendue chez cette animatrice, qui parle en présence d’une des membres de l’association féminine où elle exerce, et la description de ses propres pratiques. Celles-ci semblent largement déterminées par son statut d’animatrice, réceptive aux discours de la modernité. Le fait d’aller de village en village recueillir des informations s’apparente à une mesure de sauvegarde du patrimoine de la tradition orale initiée par des acteurs qui relève du champ du développement (même si elle peut être reprise à leur compte par les acteurs locaux) 305 .

Quant à l’idée d’une transmission « héréditaire », on peut se demander également si cette conception qui nous semble banale est réellement partagée sur notre terrain, ou s’il s’agit là d’une conception de l’écrit véhiculée dans les formations.

Sur la nécessité d’une transmission tout d’abord, on peut opposer à ces discours des pratiques attestées de refus de la transmission. Constant Hamès évoque ainsi la pratique de certains marabouts qui souhaitent que leurs manuscrits soient laissés à l’abandon à leur mort, en la rapprochant de la volonté de certains griots que leur production vocale enregistrée soit détruite car « il n’est pas bon que quelqu’un qui est mort chante encore » (HAMÈS, C. 2002). Cet exemple montre que l’idée d’une transmission ne va tout simplement pas de soi s’agissant de secrets.

Sur la famille comme lieu de la transmission ensuite, cette conception apparaît à tout le moins en décalage avec des pratiques de transmissions associées à d’autres espaces, où les destinataires sont plutôt des personnes choisies que les parents de la cellule familiale restreinte. L’exemple des secrets de « chasse » donné par Ba Moussa est particulièrement troublant quand on sait que les connaissances médicinales et magiques liées à cette activité se transmettent d’ordinaire de maître à disciple au sein des associations de chasseurs (DERIVE, J. & DUMESTRE, G. 1999 : 19). On voit que l’écrit, loin d’être un simple de mode de transmission, modifie les sphères dans lesquelles celle-ci peut s’exercer.

Ainsi, le caractère de publicité que l’on associe spontanément à l’écrit ne caractérise que certaines pratiques de l’écrit. L’écriture peut tout à fait servir à une circulation très fermée des savoirs, comme cela a été montré dans une ethnographie des usages de l’écrit en Sierra Léone (BLEDSOE, C. & ROBEY, K. 1993). Sur notre terrain, l’écriture est parfois considérée comme entraînant un risque de divulgation des secrets, mais parfois aussi comme l’instrument d’une transmission maîtrisée. Nous n’avons pas repéré de tabou de l’écriture touchant un domaine particulier.

Ces clarifications posées, nous pouvons maintenant reformuler notre hypothèse.

Notes
302.

Même si les rites associés à des sociétés initiatiques ne sont pas, à ma connaissance, pratiqués au village, le champ des pratiques liées à la bamananya est présent, quoique ce type de savoir soit rarement revendiqué par ses détenteurs.

303.

Les quelques scripteurs qui ont déclaré avoir des notes sur la question ne me les ont finalement pas montrées (K 45, K 62).

304.

De manière tout à fait exceptionnelle, je ne dispose pas des caractéristiques scolaires et sociales de Coumba Coulibaly, car cette digression enregistrée fait suite à un entretien avec une autre femme, pour lequel Coumba me servait d’interprète. Compte tenu du niveau des femmes qu’elle forme, on peut avancer qu’elle a au moins atteint la classe de 9ème. Elle a environ 35 ans.

305.

Madou Camara (K 61) évoque de telles tournées qu’il effectuait en tant que régisseur d’une radio locale à Fana.