2.3.1.2. Prendre contrôle

L’horizon du contrôle

Parmi les sens que prend la notion d’encadrement agricole, nous avons vu que celui d’un contrôle serré des différents acteurs par une hiérarchie strictement établie est important. Certaines pratiques de l’écrit consistent à garder trace de toutes les activités effectuées en vue d’un contrôle possible. Ici nous avons affaire à une pratique qui se situe à la charnière entre l’écrit requis, imposé, et l’écrit par lequel on se défend. En effet, il s’agit là de pratiques auxquelles les acteurs sont soumis, mais aussi par lesquelles ils peuvent faire la preuve de leur bonne gestion des affaires collectives.

La généralisation de ces pratiques est liée à la délégation de compétences initiée par la CMDT dans les années 1970. Si on peut accorder qu’il s’agit bien d’un processus de « transfert de compétences », les responsabilités quant à elles sont peu déléguées. Le contrôle continue de s’exercer par l’intermédiaire de pratiques d’écriture, reprenant par là des procédures antérieures.

Doc. 3 Le cahier d’activités de Demba Coulibaly
Doc. 3 Le cahier d’activités de Demba Coulibaly

Ainsi, une page d’un ancien cahier de Demba Coulibaly datée de 1965, époque où la Compagnie était encore la CFDT, contrôlée par l’Etat français, consigne scrupuleusement son « activité », selon le titre qui y figure. Elle porte la trace d’une « inspection » de ces notes par son supérieur direct.

Le rapport hiérarchique se traduit directement par une relation d’écriture inégale. De la part de Demba, la notation est quotidienne et soigneuse. Le contraste avec le style de celui qui inspecte ce cahier est fort. Le relâchement dans l’écriture s’oppose à l’application de celle de Demba. Son écriture occupe l’espace du cahier sans tenir compte du tracé des colonnes effectué par Demba. Enfin, il adopte un ton prescriptif (« Il faut poursuivre… »), énonce comme on assène une vérité générale que « tout champ traitable doit être propre ».

Dans un écrit plus récent, la trace de la supervision a de même une traduction graphique forte, où le modèle scolaire apparaît plus nettement encore. Il s’agit d’une pharmacie villageoise, tenue un temps au village par Mamoutou Coulibaly pour le compte d’une ONG. La « supervision » se réduit ici à la mention de ce terme, dont un appareil scriptural assure les conditions de félicité : signature comme signe de validation, tampon, usage du bic rouge et de la langue française alors que le cahier est tenu en bambara (cf. Doc. 11 inséré en 3ème partie).

La pratique du « cahier d’activités », telle qu’on l’a observée dans le cahier de Demba Coulibaly daté de 1965, est toujours d’actualité. Ce cahier s’éloigne parfois de la forme de la chronique strictement journalière pour consigner par exemple toute activité donnant lieu à une dépense effectuée sur le fonds collectif de l’AV. Chaque secrétaire d’AV tient le registre de toutes les sorties de fonds, en précisant à chaque fois le motif, ce qui constitue une sorte de journal des activités de l’AV. La supervision n’apparaît pas sur l’espace du cahier, mais la possibilité d’un contrôle, par ses pairs ou par la hiérarchie, est manifestement l’horizon de l’écriture.

L’écrit est ainsi un instrument de contrôle mis en place par la CMDT à des fins d’efficacité économiques et de gestion des populations. Cependant le pouvoir dont il est question ici ne doit pas être conçu comme un contrôle univoque. Comme le dit Foucault à propos du pouvoir disciplinaire dont il analyse la constitution au XVIIIe siècle en Europe, le pouvoir inscrit les individus dans dispositifs dans lesquels ils sont acteurs.

‘[Le pouvoir disciplinaire] s’organise aussi comme un pouvoir multiple, automatique, anonyme ; car s’il est vrai que la surveillance repose sur des individus, son fonctionnement est celui d’un réseau de relations de haut en bas, mais aussi jusqu’à un certain point de bas en haut et latéralement ; ce réseau fait « tenir » l’ensemble, et le traverse intégralement d’effets de pouvoir qui prennent appui les uns sur les autres : surveillants perpétuellement surveillés. Le pouvoir dans la surveillance hiérarchisée des disciplines ne se détient pas comme une chose, ne se transfère pas comme une propriété ; il fonctionne comme une machinerie (FOUCAULT, M. 1975 : 208).’

Sur notre terrain, on observe que l’écrit, par lequel les individus sont contrôlés, est aussi l’instrument qu’ils mettent en œuvre en vue de contrôler eux-mêmes les écrits qui les concernent.