Ecrire pour pouvoir contrôler à son tour

De nombreux enquêtés signalent des pratiques d’écriture qui reproduisent les données consignées par les membres du bureau de l’AV ou l’agent de la CMDT qui les concernent, notamment les crédits. La première visée peut être de pouvoir tenir sa propre comptabilité, afin d’anticiper sur les versements à effectuer et les recettes escomptées. Ainsi Moussa Sanogo (alphabétisé) décrit un ensemble de pratiques d’écriture à soi effectuées au cours de la campagne cotonnière en marge de ce qui est consigné sur les documents de l’AV.

MS Sisan an bε CMDT de ka baara kεɲɔgɔn fε, n’i ye CMDT ka engrais ta, i b’a sεbεn i yεrε, n’i y’a ka pɔsɔni ta, i b’a sεbεn i yεrε, n’i ye sεnε kε, ka taa fεnkε ninnu, pɔsɔni ninnu ni binfagalan ninnu, i b’o bεε sεbεn i yεrε ye, bon i yεrε ka ... i bε kɔɔri de sεnε ka a baara, n’i y’o feere a ma, e yεrε b’i sigi n’i y’a sɔrɔ e y’a ka juru sara ka ban, e yεrε b’i ka sɔrɔ sɔrɔ, a sεbεnni ka ca kojugu. Misali la nin ye a kumaba dɔ ye.’ ‘ Traduction : ’ ‘ MS Eh bien, nous travaillons avec la CMDT, si tu prends les engrais de la CMDT, tu l’écris pour toi-même, si tu prends ses pesticides, tu l’écris pour toi-même, si tu cultives en utilisant ces pesticides-là et ces herbicides-là, tu écris tout pour toi-même, bon ton propre... le coton que tu cultives, le produit de ton travail, une fois que tu le lui as vendu, tu fais toi-même le point : si tu constates que tu as réglé tes crédits, tu trouves toi-même le montant que tu gagnes. Il y a beaucoup à écrire pour cela. Ce sont là quelques exemples des plus importants (K 3).’

On remarque à nouveau l’omniprésence du déterminant « yεrε», même, qui souligne que tous les écrits énumérés sont effectués par l’intéressé lui-même, pour son propre compte. L’intérêt de ces notations est de pouvoir faire le point (« k’isigi», litt. s’asseoir, se poser) dès que le coton est pesé sans attendre la fin de la phase de commercialisation et le versement par l’AV du gain. Pour cela, il faut s’assurer que tous les crédits ont bien été remboursés, ce que seule une notation scrupuleuse de ceux-ci tout au long de la campagne permet. L’extrait d’entretien suivant avec Lassine Traoré (bi-alphabétisé, 7ème) permet de préciser le statut de ces écrits.

AM Sinon dans l’AV, quand vous avez des réunions, est-ce que vous prenez des notes dans vos réunions ? Int. AV kɔnɔna na, ni ɲɔgɔɲe bε kε, i bε to ka fεn dɔw sεbεn wa ? LT Bon, ne bε fεn min sεbεn ɲɔgɔɲe kɔnɔna na, sisan ni poisons ninnu bε tila, ikomi n yεrε ye dɔɔnin kalan, ni pɔsɔniw ninnu bε tila, ou bien binnagosilanw ninnu, ou bien nɔgɔw ninnu, donc n yεrε bε taa ni n ka notes ye, ni n ye min ta, n bε o sεbεn. Int. I yεrε ta ? LT Awɔ ! i y’a dɔn i b’a..., i b’a wari..., min hakε ye min ye quoi, i yεrε bε o calculs bɔ, o tuma ka o mara i yεrε fε.’ ‘ Traduction : ’ ‘ AM Sinon dans l’AV, quand vous avez des réunions, est-ce que vous prenez des notes dans vos réunions ? Int. Dans l’AV, quand une réunion a lieu, est-ce que tu écris des choses ? LT Bon, voici ce que j’écris lors des réunions : quand on partage les pesticides, comme moi je suis un peu instruit, quand on partage les pesticides, les herbicides ou bien les engrais, donc moi-même j’y vais avec mes notes, ce que je prends, je l’écris. Int. Ce qui te concerne ? LT Oui tu sais, l’argent..., le montant que c’est..., toi-même tu effectues les calculs, et puis tu les conserves pour toi-même (K 41).’

Relevons l’incidente par laquelle Lassine Traoré renvoie à son statut d’instruit. Elle manifeste que la pratique qu’il décrit n’est pas commune. Il désigne l’écrit produit dans le contexte de la réunion comme ses « notes », reprenant le terme français. Si j’ai introduit ce terme dans ma question, l’interprète ne l’a pas repris dans sa traduction. Son usage par Lassine Traoré peut être interprété de deux manières : soit il a écouté mes propos en français et l’emprunte à ma question, soit il l’utilise couramment. Le fait que ce terme soit attesté dans d’autres entretiens suggère que la deuxième interprétation est tout à fait plausible, les expressions « notes », « bout de notes » faisant partie des catégories locales de description des écrits, comme nous aurons l’occasion de le préciser plus loin à propos des modalités de description des lettres (cf. infra 0). Quel que soit le terme employé pour le désigner, cet écrit a toutefois comme caractéristique d’être gardé par-devers soi comme l’indique la dernière expression de cet extrait, ce qui nous renvoie à la redéfinition qui nous avons proposé de l’écrit « pour soi » comme écrit « à soi ».

Notons qu’une pratique similaire est mentionnée sur un autre support. Kandé Konaté précise ainsi que bien que cela ne soit pas sa tâche il contrôle les calculs effectués au cours de la pesée du coton.

KK Ne b’u ko contrôler/ papier tε kε n bolo yεrε ! Caman bε kε peseli ma n b’a jate ta duguma o nɔfε quoi.’ ‘ Traduction : ’ ‘ KK Je contrôle leurs calculs/ mais je ne dispose pas de papier ! Au cours de la pesée, je contrôle une large partie de ce qui se fait en calculant à même le sol au fur et à mesure, quoi (K 38).’

Nus avons affaire ici à un écrit d’action au sens propre : Kandé Konaté suit les calculs et les vérifie au fur et à mesure, redoublant un dispositif de contrôle interne à l’AV déjà important, avec la notation conjointe comme on l’a vu sur trois cahiers différents par des scripteurs distincts (cf. Encadré 9). L’écrit s’annule à peine effectué, une fois la vérification faite. Cependant, dans la plupart des cas cités, les écrits s’échelonnent sur le temps de la campagne, et sont destinés à être conservés.

De manière implicite, ces différents écrits visent la possibilité d’un contrôle. Dans le dernier exemple, on peut supposer que s’il repère une erreur dans ses calculs sur le sol, Kandé Konaté la signale. De même noter les crédits est un moyen de pouvoir contester les données collectives en cas d’erreur. Ainsi, Sinaly Diabaté donne comme premier exemple de l’intérêt de l’alphabétisation pour un chef d’exploitation la possibilité de s’opposer à une demande indue en s’appuyant sur ses propres écrits.

SD Bon misaliya yεrε min ye dutigi yεrε ka balikukalan kan, san kɔnɔ i bε juru o juru ta, pour AV, i b’a sεbεn, e yεrε y’a ta don min na, i b’a sεbεn, i ye hakε min ta i b’a sεbεn, donc versement yɔrɔ la ni a fɔra k’i ta tun ye nin hakε ye ka sɔrɔ AV ma nin di, i tε sɔn, voilà !’ ‘ Traduction : ’ ‘ SD Bon voici un exemple de l’usage de l’alphabétisation pour ce qui est du chef d’exploitation. Au cours de l’année, tous les crédits que tu prends pour l’AV, tu les écris, la date où tu as pris un crédit tu l’écris, le montant que tu as pris tu l’écris, donc au moment du versement, si l’on prétend que ta part se monte à un montant qui ne correspond pas à ce que tu as reçu, tu refuses, voilà ! (K 23).’

L’écrit remplit ici une fonction de « self-défense », pour reprendre l’expression utilisée par Bernard Lahire à propos des pratiques de l’écrit en France en milieux populaires (LAHIRE, B. 1998 : 157). Sinaly Diabaté ne précise pas comment se dénoue la situation, et nous ne disposons malheureusement pas de récit de telles circonstances. On peut penser que le statut de preuve de l’écrit dépend de l’autorité qu’a par ailleurs le scripteur. De ces extraits d’entretiens, il ressort en tout cas que les scripteurs se sont approprié l’écriture au point de retourner cet instrument contre ceux qui par elle les contrôlent. Cette conscience aiguë de l’importance de l’écrit est d’ailleurs partagée, au-delà de ceux qui maîtrisent les compétences scripturales, comme le montre l’exemple de Issa Diallo, non alphabétisé mais soucieux de disposer de la notation écrite du poids de son coton lors de la pesée (cf. infra 0).