Ecrire pour maîtriser son exploitation

De manière plus pacifiée, l’impératif d’organisation et de maîtrise des activités agricoles véhiculé par la CMDT est parfois repris à leur compte par les agriculteurs, et ceux qui disposent d’une connaissance de l’écrit en font un large usage. On peut associer les modes de gestion des exploitations agricoles ici décrits à la « rationalisation » des activités agricoles opérées par la CMDT, processus que l’on défini comme l’ensemble des dispositifs qui visent à assurer une meilleure productivité agricole par le respect de normes. Certaines de ces normes sont techniques, comme la série de traitements à des dates précises pour la culture du coton, ou encore les mesures d’écartement des semis. D’autres relèvent davantage de comportements ou de modes d’organisation, comme nous l’avons vu dans le cahier de Demba avec une injonction telle que « tout champ traitable doit être propre ».

Maîtriser une exploitation agricole consiste largement, comme le souligne Nathalie Joly dans ses travaux sur des carnets d’agriculteurs français, à tenter de s’assurer une prise sur ce qui par nature échappe au contrôle, la météo (JOLY, N. 1997 ; 2004). La connaissance du temps qu’il fait et du temps qu’il va faire relève en premier lieu de savoirs pratiques qui sont liés à l’appréhension physique de signes multiples, et qui ne passent pas par l’écrit. Cependant, au côté de ce sens pratique, des prévisions météorologiques sont diffusées à la radio et à la télévision. Quelques scripteurs réalisent aussi des relevés locaux. Ceux-ci peuvent prendre plusieurs formes.

Doc. 4 Relevé pluviométrique de Baba Camara
Doc. 4 Relevé pluviométrique de Baba Camara

Baba, un des premiers formateurs à effectuer l’alphabétisation du village dans les années 1970, consigne scrupuleusement depuis cette époque la pluviométrie de chaque saison des pluies. Il précise que c’est un agent de la CMDT moniteur d’alphabétisation, qui lui a appris à tenir un tel registre météorologique. En 2002, j’ai pu observer un de ses cahiers intitulé « Samiyalahalaya » (Informations sur la saison des pluies). Ce relevé prend la forme d’un tableau où est précisée la nature du phénomène météorologique observé pour chaque date mentionnée : chaque pluie est intuitivement classée dans l’une des trois colonnes suivantes « ba », pour « sanba », grosse pluie ; « ma » pour « sanmankan », pluie moyenne ; « fu » pour « funfun », pluie qui asperge le sol sans y pénétrer, les mêmes distinctions sont faites pour le vent. La dernière colonne de la page consiste en une numérotation des phénomènes observés.

Ce cahier est tenu depuis 1982 jusqu’à la date du jour de l’entretien. Notons que contrairement aux « cahiers d’activités », la chronique est tenue au fil des événements météorologiques, et non de manière continue. Baba précise que beaucoup de gens viennent lui demander l’état de la pluviométrie, notamment pour les parcelles placées en hauteur qui sont très sensibles à la pluie. Une année, des agents de la CMDT sont venus lui demander des détails sur la pluviométrie des trois dernières années, il les a reçus et leur a communiqué les informations demandées 313 . Il montre un exemple de l’usage de ces relevés en se reportant à la page concernant la saison des pluies de 1990, où sont décomptées seulement 38 pluies et qui a été une année de sécheresse. Lors de mon dernier séjour en 2004, il me dit continuer à remplir ce document, précisant qu’il se réveille parfois la nuit pour noter une pluie en cours. Ces déclarations de Baba tendent à donner l’impression que ce mode d’enregistrement des données météorologiques est accepté comme légitime et utile. Dans les entretiens, les enquêtés ne font pas état de conflits liés au recours à un savoir écrit, lié à une volonté de maîtrise de la nature, qui pourrait s’opposer à des formes d’appréhensions adossées au savoir pratique. On peut toutefois se poser la question de la coexistence de ces formes de savoir, dont Geneviève Delbos et Pierre Jorion ont montré dans leur travail sur les paludiers de Bretagne méridionale qu’elles peuvent entrer directement en concurrence (DELBOS, G. & JORION, P. 1990 [1984]).

D’autres scripteurs se réfèrent au relevé pluviométrique des quantités tombées en millimètres, tel qu’il peut être établi en consultant le pluviomètre de l’agent CMDT, et en le consignant dans leurs écrits. Ici il s’agit d’un savoir dont non seulement le mode d’enregistrement mais le contenu est lié à la scripturalisation. Précisons que des formations sont dispensées à cet effet ; Mamoutou Sanogo a ainsi effectué une formation en 2002 encadrée par la CMDT sur ce thème (« sanjijateminε », litt. le calcul des pluies K 36). Ceci montre l’attachement de la CMDT à ce que ces dispositifs techniques de mesure soient répandus parmi les agriculteurs. Cependant, les pratiques de notation qui apparaissent dans notre corpus sont souvent mixtes, associant mesures chiffrées et appréciation, comme on peut le voir sur une page de cahier de Mamoutou Coulibaly 314 .

‘(dans la marge supérieure) Sanji jateminε Kina
17/04/03 Sanji nana Kina a ma bonya kosεbε
01/6/03 Sanjiba nana dani kεra a la Kina
10/6/03 Sanji nana sufε siɲε fila
11/6/03 Sanji nana sɔgɔmafε
12/6/03 Sanji nana Kina milimεtiri 27
22/6/03 Sanji nana Kina " 57’ ‘(dans la marge supérieure) Calcul des pluies à Kina pour 2003
17/04/03 La pluie est tombée à Kina, elle n’a pas été importante (1)
01/6/03 Une grosse pluie est tombée, on a semé à sa suite (2)
10/6/03 La pluie tombée le soir deux fois (3)
11/6/03 La pluie est tombée le matin (4)
12/6/03 La pluie est tombée à Kina 27 millimètres (5)
22/6/03 La pluie est tombée à Kina 57 " (6)’

Ce texte comporte un titre identifiable graphiquement par sa position dans la marge. Le corps du texte est constitué d’une liste de six énoncés, qui occupent chacun une ligne. Les six énoncés de cette liste commencent de la même manière (« sanjinana », la pluie est tombée) mais ne donnent pas les mêmes informations. Les deux premiers donnent une estimation de l’importance de cette pluie. Parmi les quatre autres énoncés sont des énoncés simples, certains indiquent le moment de la pluie (3 et 4), la quantité tombée en millimètres (5 et 6), le nombre de pluies (3). On voit que cet aide-mémoire n’a pas la systématicité du relevé pluviométrique de Baba par exemple, notant des informations diverses, de l’appréciation à la mesure quantifiée. Cette dernière pratique signale toutefois la connaissance du dispositif de relevé pluviométrique, et le choix d’y recourir en l’absence de toute injonction directe en ce sens.

Signalons enfin le caractère inabouti de la notation : photographié le 20/07/2003, presque un mois après la dernière notation, et en pleine saison des pluies, ce relevé n’a été qu’entamé, soit que la notation des premières pluies suffisent à ce scripteur (il s’agit d’un moment crucial dans le choix de semer ou non), soit plus probablement que la résolution de noter les dates n’ait pas tenu face à l’intensification de l’activité agricole avec le démarrage de la saison.

Les dates des activités agricoles sont également notées, notamment les dates de semis, ainsi que les superficies emblavées. Noter des dates de semis, cela signifie que concurremment à l’observation directe, qui se réfère à des multiples indices sensibles dont la liste n’est pas disponible comme une grille analytiquement établie, le recours au calcul du temps va entrer en considération au moment de choisir une date de traitement ou de récolte. Ces dates se réfèrent au calendrier civil, certains scripteurs les reportant sur leur calendrier imprimé 315 . Dans notre corpus d’écrits, de telles notations sont attestées chez trois scripteurs, Demba Coulibaly, Madou Camara et Mamoutou Coulibaly, qui tous trois sont chefs d’exploitation et ont une formation poussée dans l’alphabétisation des adultes 316 . Si Demba et Moussa se contentent de noter dates et nature de la plante semée, Madou est plus précis (cf. Doc. 23, inséré en 3.2.2.4.), consignant dans certains cas les quantités semées (en nombre de « billons ») et en identifiant certains champs (« soforo », le petit champ domestique ; « kɔrɔnfε », celui de l’est, etc.). Le cahier de Modou Fomba que nous étudions en 3ème partie comporte de manière beaucoup plus brève le simple relevé des superficies « coton 5 ha, mil 10 ha, maïs 3 ha, etc. » (Doc.16).

Dans ces notations personnelles, la langue de l’écrit n’est pas nécessairement le bambara. Parmi les scripteurs cités, les deux bi-alphabétisés Madou et Demba, choisissent d’écrire en français ces données agricoles comme l’essentiel des autres notations.

On a ainsi dégagé une pluralité d’usages de l’écrit agricole, écrit de travail qui peut être un écrit d’action proprement dit (pris dans la réalisation d’une tâche) ou un écrit produit suite à une activité, mais toujours lié au temps du travail, temps long d’une campagne cotonnière le plus souvent. Face à des écrits collectifs requis par l’encadrement agricole, des écrits à soi sont attestés, soit comme pendants directs des premiers, soit comme prolongement de formes de rationalisation de la production agricole reprises à leur compte par les acteurs. L’écrit apparaît ici comme lié à un souci d’organisation. Organisation de la collectivité à travers la mise en place d’une hiérarchie professionnelle objectivée par l’écrit et où des compétences scripturales sont requises à côté d’autres formes de capital social ou économique. Organisation de l’espace, quadrillé, borné, mesuré. Organisation du temps, en rapport avec ce dispositif scriptural qu’est le calendrier. Organisation des savoirs, puisque l’écrit concurrence des formes pratiques du savoir, sans pour autant les rendre caduques.

Si l’écrit est une pièce centrale dans le dispositif d’encadrement mis en place par la CMDT, son modèle en la matière est l’écrit administratif.

Notes
313.

N. Joly signale de même, dans sa thèse auprès d’agriculteurs tenant un agenda en Haute-Saône, que certains acquièrent une renommée grâce à leurs notations scrupuleuses de la météo (JOLY, N. 1997 : 305).

314.

Seule la transcription rétablie est donnée, l’analyse portant sur le contenu de la notation.

315.

Sur le calendrier, comme référence et comme objet, cf. infra .