Des termes d’adresse aux prénoms et noms civils

L’identité civile, prénom et nom, est très souvent distincte des termes d’adresse utilisés à l’oral. La traduction du bambara au français de « tɔgɔ » en « prénom » et de « jamu » en nom de famille est le résultat historique d’un travail de transposition d’un système dans l’autre opéré par l’administration coloniale. P. Delmond, Administrateur Adjoint des Colonies, écrit ainsi en 1945 un article qui se situe dans la veine de la production des administrateurs coloniaux, qui est à la fois le résultat d’un travail de recherche et un texte de prescription (DELMOND, P. 1945). Ce texte est moins une source concernant l’institution par l’administration de formes civiles de l’onomastique qu’un témoignage sur les multiples difficultés de l’entreprise. P. Delmond en a effectivement une conscience aiguë. Ainsi il souligne d’emblée que,

‘du fait que l’état civil a transformé le togo en prénom et le diamou en patronyme, il ne faudrait pas inférer que ce sont là des équivalents purs et simples des éléments qui forment le nom en France et plus généralement en Europe (op. cit. : 57).’

Il détaille ensuite l’ensemble des difficultés rencontrées dans la visée de standardisation des déclarations. Les pratiques actuelles portent la trace de ces efforts, souvent inaboutis, comme nous allons le voir en soulignant les difficultés que présente la fixation des prénoms comme des noms.

Signalons d’abord que les termes d’adresse sont bien souvent des termes de parenté : à l’échelle de la concession, les individus ont pratiquement tous des liens de parenté déterminés ; à l’échelle du village, la fréquence des alliances entre familles crée un maillage serré de relations de parenté 318 . Ces termes d’adresse sont plus que la désignation d’un individu puisqu’ils rappellent les liens entre l’énonciateur et la personne nommée. On peut se référer ici à l’analyse que Bourdieu donne de ce phénomène pour le contexte kabyle :

‘Les termes d’adresse et de référence sont avant tout des catégories de parenté, au sens étymologique d’imputations collectives et publiques (katègoreisthai signifiant à l’origine accuser publiquement, imputer quelque chose à quelqu’un à la face de tous), collectivement approuvées et attestées comme évidentes et nécessaires : à ce titre, ils enferment le pouvoir magique d’instituer des frontières et de constituer des groupes, par des déclarations performatives (il suffit de penser à tout ce qu’enferme une expression comme « c’est ta sœur », seul énoncé pratique du tabou de l’inceste), investies de toute la force des groupes qu’elles contribuent à faire (BOURDIEU, P. 1980 : 285).’

Au Mali, la situation se complique du fait que les termes d’adresse familiers peuvent renvoyer non seulement aux relations de parenté effective, mais aussi à des relations à la personne dont l’individu porte le prénom. En effet, un enfant est toujours prénommé en référence à une personne, son « homonyme » dans le français local (t ɔ g ɔ ma en bambara), très souvent un proche parent, avec qui peuvent se nouer des liens privilégiés 319 . L’usage est alors d’appeler l’enfant en reprenant le terme d’adresse utilisé par ses parents envers son homonyme, par exemple « Baba » pour un enfant prénommé comme son grand-père paternel, comme cela se fait communément. La multiplication d’homonymes vivant ensemble amène à utiliser des variantes, reprenant souvent des formes affectueuses. Ainsi pour « Baba » on trouve « Babainin », petit Papa, ou encore « Ba » précédant le prénom (« Ba Moussa ») ou, des variantes locales comme « Baïné », fréquent sur notre terrain 320 . Lorsque les liens de parenté sont moins directs, la pratique est plus rare, mais cependant attestée : ainsi, une petite fille nommée comme la coépouse de sa grand-mère paternelle est appelée comme cette dernière « Matugunè », formé sur « tugun », encore, qu’on pourrait gloser par « seconde Maman ». Les surnoms sont également fréquents pour distinguer des individus qui se partagent un stock de prénoms relativement restreint, et qui soit sont à proprement parler « homonymes », soit qui partagent le même « homonyme », soit simplement portent le même prénom. Ces surnoms font usage de qualificatifs qui décrivent l’apparence physique : le teint (« bilen », rouge, brun ; « jε », clair ; « fin », noir, foncé) ou la taille (« jan », grand). Ici encore toutes sortes de dérivations sont possibles, comme cette petite fille de ma logeuse prénommée Aminata mais invariablement appelée « Finmannin », la petite noiraude. Il s’agit ici d’un surnom enfantin, mais il faut préciser que pendant l’adolescence ou à l’âge adulte il arrive fréquemment qu’un autre surnom soit donné. Sans doute faut-il rapporter toutes ces pratiques à l’injonction d’évitement de l’adresse directe qui caractérise certaines relations : ainsi, une épouse ne doit pas s’adresser à son mari en usant de son prénom.

Face à cette variété de pratiques de dénomination, très souples à l’oral, les pratiques d’inscriptions à l’état civil sont relativement hésitantes. Si quelques enfants sont déclarés civilement sous les noms de « Baba » ou « Mama », en général l’usage est de revenir au prénom proprement dit. Quant à la forme du prénom lui-même, elle peut-être plus ou moins proche de la forme « originelle » du prénom, souvent la forme la plus proche de l’arabe pour les prénoms musulmans : par exemple, à l’écrit, « Mahamadou » peut être préféré à la forme usitée de « Mamadou » ou « Madou ». Faute d’une enquête auprès des officiers d’état civil, il ne nous est pas possible de décider de la part qui revient, dans ce processus de scripturalisation des prénoms, aux déclarants et aux officiers d’état civil.

Pour ce qui est des patronymes, l’usage de les fixer est lui aussi lié à l’extension de l’état civil mis en place par l’appareil colonial d’Etat. Le nom qui fonctionne aujourd’hui comme un patronyme est le nom de clan (jamu) parfois désigné comme « nom d’honneur » (AMSELLE, J.-L. 1990 : 84). Ce nom d’honneur est partagé par un groupe beaucoup plus large que toute unité dans laquelle les individus sont capables de restituer des liens généalogiques réels 321 . De plus, historiquement, un groupe tout entier ou des familles qui le composent peuvent changer de nom d’honneur, selon des séries de transformations identitaires décrites et analysées notamment par Jean-Loup Amselle (AMSELLE, J.-L. 1990). On voit à quel point la transformation de ce nom d’honneur en patronyme transmis patrilinéairement change son statut en le fixant. Il faut y voir les effets des efforts qui remontent à la période coloniale pour uniformiser l’identification des individus que nous avons évoquée plus haut.

Aujourd’hui encore, entre usages oraux et écrits, des différences demeurent. Ainsi certains patronymes connaissent une variation systématique : Konaté et Keïta sont ainsi donnés pour équivalents à l’oral, alors qu’à l’écrit l’un ou l’autre est choisi. Une variation entre sexes est également attestée, les femmes dont le père a pour jamu Konaté ou Keïta, sont nommées dans les interactions verbales et saluées par le nom de « Souko », alors que leur identité civile est, de manière régulière, « Konaté ». Cependant, l’extension de l’état civil a globalement fixé les usages.

Notons que l’apprentissage de cette identité civile intervient tardivement, en général à l’école pour les enfants qui sont scolarisés. Les écrits scolaires font en effet une grande place aux listes nominales qui déclinent cette identité : listes d’élèves affichées dans la salle de classe ; registre du maître où sont consignées absences et notes ; listes d’admis à un examen, etc. Les enfants sont familiarisés avec cette forme de leur identité dès leur entrée à l’école par des habitudes orales (l’appel fait à partir de la liste qui porte les noms civils) et des dispositifs graphiques (étiquettes sur les tables ; noms sur les pages de garde des cahiers).

Notes
318.

Nous avons vu que l’endogamie villageoise est une réalité à Kina : près d’une femme sur deux mariée au village y est née.

319.

La traduction par « parrain » ou « marraine » est cependant inadéquate, le lien d’un individu à son tɔgɔma

étant plus souple que ce que la référence à une institution comme celles des parrain et marraine suggère.

320.

Les villageois rapport ce dernier terme à la langue soninké, pratiquée par les plus âgés.

321.

Rappelons la définition classique du clan comme « groupe d’unifiliation dont les membres ne peuvent établir les liens généalogiques réels qui les relient à un ancêtre commun, souvent mythique » (BONTE, P. & IZARD, M. 1991 : 152).