Du carnet de famille au cahier personnel

La scission ne concerne pas en effet seulement la CMDT mais aussi la municipalité car le paiement de l’impôt s’effectue au niveau de la nouvelle unité. Elle se traduit donc par la demande d’un nouveau carnet de famille. L’écrit apparaît ici comme ce qui objective ces processus d’individualisation, au sens d’une délimitation plus restreinte de l’unité domestique.

Ce carnet comporte une liste des personnes qui composent la famille, organisée selon un principe généalogique. Outre les éléments classiques de l’identification civile (date de naissance, lien de parenté avec le chef de famille) ce carnet comporte la rubrique « statut » qui précise si l’individu est imposable ou non. Ces écrits participent du mouvement d’individualisation qui caractérise l’ensemble des pratiques de l’état civil, puisque les individus dont les noms et prénoms figurent sur ces listes sont identifiés par une série de traits de leur identité civile et se voient assignés une place et une seule dans l’ordre généalogique de la famille, alors qu’ils ont un réseau de liens de parenté avec tous les autres membres de la famille. L’ordre généalogique se règle ici sur un schéma de parenté (ramené aux relations de filiation et d’alliance) qui comme Jack Goody l’a bien montré, constitue une réduction considérable par rapport à la souplesse des rapports effectifs (GOODY, J. 1979 [1977]). On mesure l’importance d’un dispositif graphique aussi simple dans le fait que les listes nominales qui figurent sur le carnet de famille constituent la matrice de pratiques de l’écrit pour soi qui reprennent, explicitement ou non, ce modèle.

L’échelle de la famille restreinte devient ainsi une échelle pertinente pour bien des scripteurs. Reste à voir selon quelles modalités différenciées. Des cas de copie pure et simple de documents officiels sont attestés. Somassa Coulibaly intitule ainsi une de ses listes « carte de famille », qui est la copie du double du recensement électoral. Moussa Coulibaly recopie scrupuleusement l’extrait d’acte de naissance de sa fille, née à Koutiala dans un de ses carnets, allant jusqu’à imiter le tampon et la signature de l’officier d’état civil. Dans ces cas, il s’agit visiblement, face à des documents de valeur, de se doter d’une copie (comme nous les photocopierions). Plus fréquemment, il s’agit de relevés de dates de naissances et de décès qui peuvent intervenir dans des déclarations ultérieures. Ces notations comprennent invariablement les nom et prénom de la personne, ainsi que la date de l’événement, et parfois la mention de l’heure. Ici l’usage de ces écrits dans la perspective étudiée plus haut se saisir des dispositifs graphiques imposés est évident. Elle conduit alors à reprendre l’unité du foyer, pertinente du point de vue des procédures d’inscription qui retiennent les liens généalogiques étroits de la filiation. Ainsi, Makan Konaté note sur une feuille les dates de naissance de ses propres enfants. Makan Camara quant à lui note naissances et mariages des deux foyers de la concession, celui de son frère et le sien (la scission en deux exploitations est relativement récente, et il entretient toujours de bons rapports avec son frère, ce qui peut expliquer qu’il continue à tenir la chronique d’une famille élargie - cf. Annexe 6, cahier 2, page 3) 325 . Parfois, les notations s’éloignent du modèle du recensement pour s’insérer dans des écrits qui constituent une mémoire familiale plus large. Ainsi, le même Somassa Coulibaly qui a recopié le récépissé du recensement, liste (et recopie au propre) un ensemble d’événements (essentiellement naissances, mariages et décès, mais aussi un voyage ou encore l’année où la Coupe d’Afrique des Nations de football a eu lieu au Mali).

Les modalités d’écriture des naissances et des décès sont donc variées, d’un scripteur à l’autre, mais parfois aussi chez le même scripteur d’un texte à l’autre. Ces écrits ont souvent un effet d’objectivation de la scission des familles en foyers plus restreints. Ils s’inscrivent dans la perspective de la constitution d’une mémoire, individuelle ou familiale, geste que nous étudierons plus précisément dans la 3ème partie (3.3). Il suffit à notre propos de souligner qu’ils ont pour horizon la notation circonstanciée des naissances et des décès dont le modèle est l’état civil.

Autour de l’écrit administratif au sens strict se développent des habitudes d’écriture et des modèles qui sont mis en œuvre dans des domaines voisins. Dans les écrits agricoles, nous avons vu que la CMDT organise la production grâce à toute une série d’outils graphiques dont certains sont dans un rapport étroit aux écrits de l’administration, notamment le découpage en « exploitations » qui coïncident avec les « familles » dont l’existence civile est objectivée par la possession du carnet de famille. Nous pourrions prolonger l’analyse dans d’autres domaines, notamment celui de la santé où l’écrit joue un rôle important, que ce soit dans les mesures prises des corps, les prescriptions, ou, de nouveau dans la circulation des listes nominales (listes d’enfant vaccinés permettant d’établir la liste des enfants à recruter pour l’école par exemple). Les écrits médicaux sont malgré tout rares, en l’absence de centre de santé dans le village, et n’apparaissent pas comme des modèles récurrents de l’écriture des cahiers, aussi nous ne consacrons pas ici de section particulière à leur étude, qui interviendra de manière ponctuelle dans notre travail.

Notes
325.

Les cahiers insérés dans l’Annexe 6 font l’objet d’un commentaire suivi en 3ème partie.