Qu’est-ce qu’une lettre ?

Catégories

De même que nous avons indiqué plus haut que toute activité de lecture n’est pas appréhendée comme telle, tout ce que dans une définition englobante de la lettre ou du courrier nous pourrions inclure dans cette catégorie n’est pas considéré comme « lettre », ou du moins pas par tous les scripteurs. En effet, on pourrait définir de manière large le courrier comme tout écrit (manuscrit ou imprimé, autographe ou non) adressé à quelqu’un. Mais on s’aperçoit vite que de nombreux écrits circulent qui ne sont pas considérés comme des lettres. Ainsi, la caisse paysanne Kafo Jigin ε w fait circuler de petits papiers pré-imprimés où un espace est laissé vacant pour la mention manuscrite de certaines données (notamment le nom du sociétaire, la date de la convocation, le motif…). De même, si les réunions de la CMDT sont en général convoquées par un appel diffusé par la radio rurale, la convocation écrite existe aussi, par de petits papiers désignés (et parfois titrés) comme « welelisεbεn », dont j’ai recueilli un exemplaire écrit au carbone. Or ces documents ne sont pas désignés comme lettres ou « lεtiri » selon le terme bambara emprunté au français. D’une manière générale, les lettres désignent les correspondances privées 329 .

Aussi dans les entretiens on perçoit chez certains scripteurs un embarras face aux questions sur les lettres. Malick Keïta est celui qui exprime avec le plus de vigueur son refus de considérer comme des lettres ce qu’il nomme des « bouts de notes ».

AM Et en général, c’est des lettres en français ou en bambara ? MK Ne ka lεtiri bεε ye faransε ye. AM C’est jamais en bambara ? MK Bon, bamanankan na ne bε lεtiri bila ka taa yɔrɔ min na, bamanankan na, i b’a sεbεn/ c’est pas la peine quoi, fo n’a kεra « bout de note » ye, baarakεɲɔgɔnmɔgɔw dugu kɔnɔ bamanankan na. ’ ‘ Traduction : ’ ‘ AM Et en général, c’est des lettres en français ou en bambara ? MK Toutes mes lettres à moi sont en français. AM C’est jamais en bambara ? MK Bon, en bambara les lettres que j’envoie, en bambara, tu les écris / c’est pas la peine quoi, à moins qu’il ne s’agisse de « bout de note » pour les collègues dans le village, en bambara (K 25).’

A la distinction entre « lettres » proprement dites et « bout de notes » se superpose ici la hiérarchie des langues, et la fierté de Malick qui affirme n’écrire des lettres pour lui qu’en français. Il poursuit en détaillant le contenu de ces petits mots échangés :

MK Bon lεtiri minnu n bε bila, a bεε, a caman yεrε kuma o kuma don, dugu ka kunnafonni... an bε se ka fɔ lεtiri don, lεtiri tε, n’i ye dugu ka « demande » kε, ka taa « auprès de la banque » ka « demande » kε, an bε se ka fɔ u bεε ye lεtiri ye...’ ‘ Traduction : ’ ‘ MK Bon ces lettres que j’envoie, ce sont toutes, pour beaucoup vraiment c’est toute sorte de paroles, les informations du village... On peut dire que ce sont des lettres, ou que ce n’en sont pas, si tu fais une « demande » auprès du village, et que tu vas auprès de la banque, faire une demande, on peut dire que ce sont des lettres... (K 25).’

L’expression « kumaokuma », n’importe quelle parole, indique a contrario quela norme épistolaire est pour Malick un texte construit, un discours élaboré pour sa forme écrite et non la transcription de paroles quelconques.

Si l’expression « bout de notes », avec tout ce qu’elle a de dépréciatif, lui est propre, le terme de « notes » est quant à lui attesté pour désigner les petits papiers qui circulent sans être considérés comme des « lettres ».

La même démarche de distinction, au sens propre, est à l’œuvre dans l’entretien avec Baïné Coulibaly (dont le portrait est donné en 1.3.3.3). Il s’agit cette fois d’un objet différent, puisqu’il est question de petits mots échangés avec le marabout chez qui il réside à Bamako quand celui effectue des retraites religieuses dans un silence strict.

AM Et il faisait ça pour te laisser des messages, ou bien pour t’apprendre des choses ou bien pour t’envoyer des lettres ? BC Ayi, lεtirisεbεn tε. Lεtiri don sa... mais... Int. kumasεn damadɔ ... BC Voilà, i n’a fɔ sisan, n’i donna so kɔnɔ k’a datugu ka kaluwa 330 ...i b’a don kaluwa ? AM Non (rires).’ ‘ Traduction : ’ ‘ AM Et il faisait ça pour te laisser des messages, ou bien pour t’apprendre des choses ou bien pour t’envoyer des lettres ? BC Non, ce ne sont pas des lettres. Bon, si, ce sont des lettres... mais...Int. Quelques mots ... BC Voilà, c’est-à-dire que si tu t’enfermes dans une pièce pour une retraite [kaluwa]...tu sais ce que c’est que « kaluwa » ? AM Non (rires) (K 65).’

On voit ici que Baïné Coulibaly refuse le terme que j’emploie de « lettres » pour qualifier ces échanges, qui consistent en des consignes ou des commissions, couchées par écrit en raison de ces circonstances très particulières.

Notons que dans ces deux cas il s’agit d’individus scolarisés et dans le cas de Malick Keïta, d’un individu qui tire un profit de distinction de ses compétences en français.

D’autres genres se rapprochent également des lettres, tel celui, très présent, du courrier adressé à la radio, sur lequel nous reviendrons plus loin en raison de son importance. Plusieurs scripteurs apparaissent soucieux de distinguer les lettres de ce courrier, comme dans cet extrait de l’entretien avec Lassine Traoré.

Int. I delila ka lεtiri dɔ ci arajo la wa ? LT N ye lεtiri min ci, ikomi i n’a fɔ, o mεna, o tε ikomi/ mɔgɔ tε se ka a « considérer » ikomi lεtiri, ikomi i n’a fɔ k’a sεbεn nidungɔfoliw 331 ninnu daminε waati kɔnɔna na. Int. La lettre qu’il a envoyée là, ça fait longtemps, et puis lui, il ne pourra pas considérer ça comme une lettre, c’était dans le cadre de l’émission : « disque demandé » à la radio. AM Eh bien ! c’est une lettre. ’ ‘ Traduction : ’ ‘ Int. As-tu déjà envoyé une lettre à la radio ? LT La lettre que j’ai envoyée là, comme c’est-à-dire, ça fait longtemps, et puis c’est pas comme/ on ne peut pas considérer ça comme une lettre, c’est comme c’est-à-dire, au moment où les dédicaces personnelles commencent. Int. La lettre qu’il a envoyée là, ça fait longtemps, et puis lui, il ne pourra pas considérer ça comme une lettre, c’était dans le cadre de l’émission : « disque demandé » à la radio. AM Eh bien ! c’est une lettre (K 41).’

On voit les hésitations de l’enquêté à reprendre le terme que j’ai introduit de « lettre » pour qualifier un courrier à la radio qui consiste en une demande de diffusion d’un morceau musical, accompagnée de dédicaces personnalisées. On peut en effet se demander si le terme de « lettre » n’inscrit pas l’écrit au moins dans la perspective d’une correspondance au sens d’un échange (même dans les cas de lettre au roi, dans la France d’Ancien Régime, une réponse écrite est attendue). Peut-être est-ce l’absence de cette dimension de l’adresse qui fait que Lassine hésite à parler ici de lettre. Plus probablement, la considération du contenu rend le terme de lettre ici impropre à ses yeux. Notons que cette hésitation apparaît également chez Sidi Sidibé (alphabétisé) à propos d’un autre type de courrier, le « communiqué » (le bambara utilise l’emprunt au français) envoyé pour diffusion d’une information, très souvent un avis de décès.

Int. I ka lεtiri laban cilen o kεra waati jumεn ? SS Eee ! N kɔni hakili t’o la koyi ! An ka sεbεnni caman ye communiqué sεbεn ye, n’o tε... ’ ‘ Traduction : ’ ‘ Int.La dernière lettre que tu as envoyée remonte à quand ? SSEh ! Alors ça je ne m’en souviens plus ! Ce qu’on écrit beaucoup c’est des communiqués, mais sinon... (K 18).’

L’enquêté introduit le genre du communiqué à la radio comme un genre de correspondance dont le statut de « lettre » ne va pas de soi.

Notes
329.

Seuls le directeur d’école et le chef administratif du village, qui entretiennent des correspondances administratives.

330.

B : « kaluwa : {halwa = id.} n. retraite (au sens religieux) ».

331.

Nidɔngɔ /nidungɔ/ : plaisir, ce qui plaît personnellement ; goût, choix personnel (B).